MAGAZINE CONSTAS

Manic-5 et son jumeau numérique

Pour une maintenance prédictive

Photo principale. Vue aérienne de l’aménagement Robert-Bourassa et de La Grande 2-A, incluant son évacuateur de crues (appelé l’escalier de géant à cause de ses 10 marches de 10 mètres de hauteur et de 122 mètres de largeur). En surimpression . Contrôle mobile du jumeau numérique de Manic-5. Les jumeaux numériques sont une représentation virtuelle d’un objet, d’un système ou d’un procédé industriel. Ils offrent de nombreuses possibilités pour une maintenance prévisionnelle des équipements et une utilisation optimale des infrastructures, ils constituent un élément central du renouvellement des approches en matière de maintenance et d’exploitation des infrastructures d’Hydro-Québec. CR: Hydro-Québec (Banque d’images)

 

Dossier Constas 
LA RECHERCHE ET L’INNOVATION CHEZ HYDRO-QUÉBEC

« Quoiqu’on en pense, le béton en fonction dans cette infrastructure reste un matériau vivant. Cette approche numérique nous permet de mieux comprendre sa vie interne. » – Simon-Nicolas Roth

Communément appelé Manic-5 du nom de sa centrale la plus puissante, le barrage Daniel-Johnson est l’ouvrage d’art le plus emblématique du complexe hydroélectrique Manic-Outardes. Hydro-Québec a équipé cette installation hors-normes d’un jumeau numérique. Simon-Nicolas Roth, chef Expertise barrages et ouvrages régulateurs chez Hydro-Québec, en explique le concept.

par Michel Joanny-Furtin

« Pour appréhender le comportement adéquat d’une telle infrastructure, on devait instrumenter une modélisation informatique », relate Simon-Nicolas Roth. « Développer ce processus prend du temps : approximativement, il aura fallu 10 à 12 ans en temps réel cumulé pour installer et programmer les nombreux capteurs sur la structure et autour d’elle. » À l’aide de ces capteurs, Hydro-Québec a pu recréer une copie conforme, mais informatique, du barrage Daniel Johnson afin de connaître son état en temps réel. « Le jumeau numérique est une modélisation informatique de ces aménagements interreliés. Il nous permet de suivre ces mécanismes et de savoir comment réagir. »

IREQ / Laboratoire de Simulations de réseaux électriques 1 . Deux chercheurs, Mathieu Perron et Annissa Heniche, devant leurs outils de travail et les simulateurs.
CR: Hydro-Québec (Banque d’images)

« Le Barrage est en fonction depuis 50 ans déjà », rappelle l’ingénieur. « Nous avions besoin de nous représenter le passé pour prévoir l’avenir, bien sûr, mais aussi connaître le présent… ». En effet, Hydro-Québec assure le suivi du barrage depuis sa construction à la fin de années 60. « Dès la mise en eau, le risque de rupture était présent. À l’époque, toutes les données et observations étaient collectées à partir de relevés manuels que nous avons informatisés au cours des années 80. L’automatisation de ces inducteurs intégrés dans l’instrumentation du jumeau numérique nous permet d’observer et prévoir les interventions de maintenance. »



« Cet aménagement gigantesque a un gros vécu, considère l’ingénieur. Ces données de base nous donnent des outils pour analyser tout cela, poser des hypothèses et prendre en compte l’état de l’ouvrage d’art et ce qui s’est passé, entre autres, dans les 10 premières années de son exercice. L’instrumentation et la modélisation permettent de capter diverses anomalies. Quoiqu’on en pense, le béton en fonction dans cette infrastructure reste un matériau vivant. Cette approche numérique nous permet de mieux comprendre sa vie interne. »

Les prédictions potentielles du jumeau numérique

Les capteurs (pendules, extensomètres, déversoirs, thermomètres) – des piézomètres devrait-on dire – envoient donc les informations vers le jumeau numérique duquel on relève l’ensemble des données sous la forme d’un rapport graphique. Ces données permettent de simuler différents événements potentiels : usure normale des composants de la structure, fissurations, stabilité, crues, hydrologie, mouvements des sols et aléas sismiques, évolution des masses et des forces en vigueur, bref, de déterminer quels changements entraînent quelles conséquences.

IREQ / Laboratoire de Simulations de réseaux électriques 2 . Trois chercheurs, Annissa Heniche, Esmaeil Ghahremani et Mathieu Perron , devant leurs outils de travail et les simulateurs. CR: Hydro-Québec (Banque d’images)

Le Centre d’analyse et de maintenance prévisionnelle (CAMP) dispose ainsi, par toutes sortes de simulations et de « contorsions » du jumeau numérique, d’informations et de données réactives, et donc prédictives, pour intervenir au bon moment et mieux cibler les opérations de maintenance. Selon Simon-Nicolas Roth, on est capable de voir d’éventuels déplacements en traçant un graphique sur 20 ans d’évolution de la structure.

Le concept de jumeau numérique, et la maintenance prédictive qu’il autorise, aura un impact important auprès des entrepreneurs civils sur l’art et la manière de bâtir et d’entretenir les grandes infrastructures dans le futur.

Manic-5 est un ouvrage d’art très complexe (214 mètres, 13 voûtes, 14 contreforts), unique au monde en région nordique. Simon-Nicolas Roth indique qu’un barrage suédois (Storfinnforsen) existe à des latitudes plus extrêmes, mais selon une infrastructure plus modeste. Le chef Expertise barrages et ouvrages régulateurs d’Hydro-Québec rappelle que le barrage Daniel-Johnson, magnifique et fier témoin du savoir-faire des Québécois, dispose toujours d’un « excellent béton, très compétent, et sans vieillissement prématuré ».

Les incidences de la température et des pluies

« La “manipulation” du jumeau numérique nous permet d’explorer à long terme des données actuelles comme par exemple la température, un des codes qui ont le plus d’incidence sur les données recueillies », précise Simon-Nicolas Roth. « L’objectif est d’en maîtriser les effets techniques. L’ouvrage est plus fragile en hiver, il subit une inertie thermique pendant 2 à 3 semaines entre la mi-février et le mois de mars. Des centaines d’instruments surveillent la pression sur le béton et sa porosité, l’étanchéité, le débit des écoulements, le déplacement de la masse, sa température ; le rocher qui soutient l’ouvrage est aussi sous observation, ce grâce à des pendules ancrés dans le barrage puis dans le roc, le long des rives, en haut et en bas. »


Autre incidence notable, l’écoulement des pluies qui augmente la volumétrie aquatique. Ces données sont importantes puisqu’elles influencent l’ouverture des évacuateurs. Parallèlement, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, la formation de glaces pendant la saison froide a des effets négligeables sur la retenue d’eau et le barrage : le principe des glaçons dans un verre d’eau… De plus, ajoute le chef Expertise barrages et ouvrages régulateurs d’Hydro-Québec, « grâce à son architecture, la flexibilité du haut du barrage renvoie cette pression vers le bas des voûtes. »

Le concept de jumeau numérique, et la maintenance prédictive qu’il autorise, aura un impact important auprès des entrepreneurs civils sur l’art et la manière de bâtir et d’entretenir les grandes infrastructures dans le futur. Pour exemple, « le barrage et la centrale hydroélectrique de Beauharnois seront bientôt équipés de ce même dispositif de jumeau numérique », confirme Simon-Nicolas Roth. ■