MAGAZINE CONSTAS

TGF ou TGV dans le corridor Québec-Windsor ?

Une décision lourde de conséquences

Dossier Constas 
INNOVATION : PROJETS ET PERSPECTIVES

« La réaction des gens d’affaires [de Québec]est celle de dire que la fréquence, c’est bien, mais la vitesse, c’est mieux. » — Steeve Lavoie, président de la Chambre de commerce et d’industrie de Québec

C’est le président de la région Amériques d’Alstom, Michael Keroullé, qui a ouvert le bal, en janvier dernier, en remettant en question le projet de train à grande fréquence (TGF) proposé par Ottawa et en soutenant qu’un train à grande vitesse (TGV) serait un investissement plus rentable et aurait un impact économique et sociétal plus élevé que le TGF. L’effet fut immédiat : la quasi-unanimité de la classe politique et des gens d’affaires du Québec s’est déclarée en faveur d’un TGV, en particulier entre Québec et Windsor. Devant un tel consensus, on peut se demander pourquoi le gouvernement canadien a choisi la voie du TGF plutôt que celle du TGV.

Par Jean Brindamour

Pierre Barrieau, président de Gris Orange Consultant et spécialiste en planification du transport.

Pierre Barrieau. consultant et spécialiste reconnu du transport sur rail qui enseigne dans plusieurs universités, explique : « Pour comprendre cette décision, faisons un retour en arrière. Le gouvernement Harper, à l’époque, n’était pas chaud pour financer à coups de milliards VIA Rail, qui, voyant ses projets bloqués, s’est demandé comment s’autofinancer et mettre en place un partenariat public-privé afin d’améliorer les services dans le corridor Québec-Windsor. Sans subvention, un TGV était hors de question. La société d’État a jugé qu’un service amélioré, sans être de qualité TGV, pourrait atteindre un seuil minimal de rentabilité. Ce projet, une fois mis de l’avant, a pris avec le temps un certain momentum auprès des ministres des Transports jusqu’à Omar Alghabra. »

« Un projet d’infrastructure qui sera un moteur de développement économique et de décarbonisation pour les 100-150 prochaines années tout en diminuant la dépendance à la voiture et la congestion aéroportuaire, ne mérite-t-il pas des montants conséquents ? » — Pierre Barrieau. consultant et spécialiste du transport sur rail, à propos du dilemme TGF-TGV

 

Historique d’un combat de titans

« Il y a trois ou quatre ans, poursuit le spécialiste, le géant industriel allemand Siemens avait déjà un modèle en production de wagons et de locomotives. Après 18 à 24 mois d’adaptation pour les couleurs, les sièges, et les caractéristiques désirées par VIA Rail, ce fut assez facile pour Siemens de sortir un prototype. Bombardier, à ce moment-là, n’avait pas de matériel roulant moderne capable de répondre aux normes nord-américaines. Il aurait fallu que Bombardier développe ce matériel roulant, les délais auraient donc été beaucoup plus longs et les coûts plus élevés. Dans ce contexte, Siemens avait gagné contre Bombardier. L’idée de VIA Rail derrière le TGF était de posséder ses propres voies ferrées pour que le CNCP, avec ses trains de marchandise, ne les ralentisse plus. À la suite de l’acquisition de Bombardier par Alstom, Alstom a commencé à rencontrer les gens, à leur dire qu’on mérite mieux. Actuellement, Siemens fournit VIA Rail avec ses nouveaux wagons pouvant atteindre 200 km/h et Alstom n’a aucun matériel roulant qui répondrait à l’appel d’offres de TGF; mais le géant français est présentement le manufacturier pour les nouvelles voitures à haute vitesse aux États-Unis, un matériel roulant certifié et autorisé. Et on arrive maintenant à l’espèce de lobby où les deux titans du rail nord-américains se chicanent entre celui qui veut le TGF parce que c’est ce qu’il produit et l’autre qui défend le TGV pour la même raison. Chacun veut tirer la couverture de son bord. On est en processus d’approvisionnement et le gouvernement demande du matériel roulant qui va à 200 km/h, donc TGF. Mais Alstom a gagné sur un point en obtenant que le gouvernement fédéral s’engage à demander des soumissions comportant du TGV, et il est prêt, selon les impacts et les avantages, à éventuellement dépenser plus avec un projet de TGV. »



Le pour et le contre

« On voit clairement aujourd’hui qu’un projet sérieux de TGF est présenté », commente Steeve Lavoie, président de la Chambre de commerce et d’industrie de Québec et premier signataire d’une lettre ouverte, cosignée par 12 autres personnalités prestigieuses de Québec, qui a fait du bruit en avril dernier. « Jusqu’ici, on avait des “peut-être” ou des “éventuellement”. Maintenant, on est devant un vrai projet qui propose la fréquence. La réaction des gens d’affaires est celle de dire que la fréquence, c’est bien, mais la vitesse, c’est mieux. On n’est pas contre le TGF. On est heureux qu’un projet propose de relier les grandes villes de l’Ontario et du Québec. On demande d’envisager la possibilité d’ajouter la vitesse. S’il n’y a pas de gain en termes de temps, on craint que les gens ne modifient pas leurs habitudes. »

Le TGF ferait le trajet entre Québec et Montréal en 3 heures, par rapport aux 3 heures 24 du service actuel. On est loin du TGV mur à mur qui serait théoriquement capable de faire ce même trajet en 1 heures 13.

Pierre Barrieau souligne un aspect trop rarement mentionné jusqu’ici par les médias : « Si Siemens gagne avec le TGF, le matériel roulant sera produit principalement à partir de l’usine de Californie secondé par l’usine en Alberta. Si c’est Alstom qui gagne, les composantes des trains seront modifiées et adaptées par des ingénieurs et des désigners qui travaillent à Saint-Bruno, sur la Rive-Sud de Montréal, et l’usine de La Pocatière sera utilisée ainsi que l’usine d’Alstom dans l’État de New York. Si Alstom gagne, il y aura beaucoup plus de retombées économiques pour l’est du Canada. »

« On n’est pas contre le TGF. On est heureux qu’un projet propose de relier les grandes villes de l’Ontario et du Québec. On demande d’envisager la possibilité d’ajouter la vitesse. S’il n’y a pas de gain en termes de temps, on craint que les gens ne modifient pas leurs habitudes.»
— Steeve Lavoie, président de la Chambre de commerce et d’industrie de Québec.

Pour en rester au trajet Québec-Montréal, la différence en termes de temps semble faible entre le TGF et le train actuel. Pour rappel, le TGF ferait le trajet entre Québec et Montréal en 3 heures (j’emprunte ces données à Transports Canada), par rapport aux 3 heures 24 du service actuel. On est loin du TGV mur à mur qui serait théoriquement capable de faire ce même trajet en 1 heures 13, c’est-à-dire 2 heures et 11 minutes plus rapidement que le train actuel. Steeve Lavoie juge en somme que la performance du train à grande fréquence qui ne comporterait aucun gain de temps par rapport à l’automobile et un gain relativement modeste par rapport au train actuel ne pourrait augmenter l’achalandage de façon significative.

« Il faut comprendre qu’on ne construit pas une infrastructure pour vingt ou quarante ans, mais pour cent, cent-vingt-cinq ans. Est-ce que le TGF répondrait aux besoins de la population pour un siècle ? La réponse est non.» — Pierre Barrieau, président de Gris Orange Consultant et spécialiste en planification du transport.

« Sur le marché Québec-Montréal, on a un intérêt particulier pour le TGV, explique Pierre Barrieau. C’est une distance qui se fait relativement facilement en voiture. Le service d’autobus ne s’est jamais remis de la pandémie. Et le déplacement en avion est pratiquement inexistant. En comparaison, dans le marché Ottawa-Toronto, VIA Rail est très présent. L’avion aussi. L’autobus l’est moins. Montréal-Québec aurait un avantage avec le TGV, parce que les gens pourraient « navetter » littéralement Québec-Montréal matin et soir sans problème. Sur Montréal-Toronto, il faut noter que des embouteillages ralentiront nécessairement le service. »



« On ne parle pas d’un TGV pur au sens européen, explique Pierre Barrieau, qui roulerait à 320-350 km/h en continu sur toute la longueur. Ici, ce dont Alstom parle, ce sont des trains qui en situation normale circulent à 200 Km/h, mais à certains endroits appropriés pourraient aller au-delà. »

Mais de quel TGV parle-t-on ?

« Si on voulait un vrai TGV, indique Steeve Lavoie, en ligne droite, comme on voit en Europe, Québec-Montréal se ferait en une heure et quart. Les gens d’affaires ne s’attendent pas à une telle performance. Mais si au lieu de 3 heures, on fait le trajet en deux heures, le gain en temps est significatif. Il faut déterminer le point de bascule. Quel gain en temps entraînerait un changement dans les habitudes des gens ? On sait qu’un trajet de 3 heures n’aura pas cet effet : les gens préféreront encore leur voiture. Deux heures avec la fréquence, ce n’est plus pareil. Il faut penser au TGV car il répond aux besoins de la ville à long terme. Si on fait un TGF, on ne fera pas un TGV dans dix ans. Et le TGF à la fin pourrait coûter beaucoup plus cher s’il ne change pas les habitudes des gens. Nous, on ne regarde pas seulement le coût de l’infrastructure, mais les bénéfices qu’elle apportera dans les cent prochaines années. Si le TGV est le seul outil capable de changer les habitudes des gens, il va se payer parce qu’il sera utilisé. »



« On ne parle pas d’un TGV pur au sens européen, explique Pierre Barrieau, qui roulerait à 320-350 km/h en continu sur toute la longueur. Ici, ce dont Alstom parle, ce sont des trains qui en situation normale circulent à 200 km/h, mais à certains endroits appropriés pourraient aller au-delà de 200 km/h. »

Mais la vitesse a un coût. « À chaque fois qu’on augmente la vitesse, souligne l’expert, l’angle des courbes doit être moins prononcé et les coûts d’expropriation sont plus élevés [puisque en choisissant la ligne droite ou des courbes très faibles, on ne contourne pas les propriétés]. VIA Rail, dans son projet de TGF, utilise une emprise ferroviaire existante, abandonnée sur la quasi-totalité du tronçon. Avec un TGV, il faudrait de grosses expropriations, parce qu’un TGV ne peut prendre les courbes. En plus, un TGF peut avoir des passages à niveau; avec un TGV, tous les passages à niveau doivent être étagés. Cela implique qu’à chaque fois qu’on traverse un chemin de campagne, il faut construire un viaduc pour que les véhicules puissent passer par en-dessous ou par-dessus. Un TGV pur, avec des tunnels pour traverser les milieux urbains, pourrait facilement coûter 100 milliards $.

Le TGV pur étant pratiquement hors de question, le choix se situe entre le TGF proposé par Siemens et un TGF amélioré ou un TGV atténué. « C’est ce que Alstom propose, reprend Pierre Barrieau, entre Terrebonne jusqu’un peu avant Trois-Rivières et au-delà de Trois-Rivières (un arrêt qui est confirmé), jusqu’à l’aéroport de Québec, on roulerait à 320 km/h et le reste du temps à la même vitesse que le TGF. »



Et le retour sur l’investissement, est-ce qu’on peut le calculer ? « Le premier élément à prendre en considération, répond Pierre Barrieau, est de déterminer, si on ne construit pas le TGV ou le TGF, ce qu’il faudra construire à la place. En Californie, ils ont fait cette analyse et ont conclu que cela coûtait moins cher de construire un TGV, même s’il dépassait les 100 milliards $ US, que de construire les autoroutes et agrandir les aéroports indispensables en l’absence de TGV. » « Pour Québec, explique Steeve Lavoie, la dernière grande ville à l’est de la province, l’avantage économique d’un TGV est important. Venir à Québec ou se rendre à Montréal et à Toronto deviendra facile. Ce sera un élément majeur de développement. »

« Il faut comprendre, conclut Pierre Barrieau, qu’on ne construit pas une infrastructure pour vingt ou quarante ans, mais pour cent, cent-vingt-cinq ans. Est-ce que le TGF répondrait aux besoins de la population pour un siècle ? La réponse est non. Un projet d’infrastructure qui sera un moteur de développement économique et de décarbonisation pour les 100-150 prochaines années tout en diminuant la dépendance à la voiture et la congestion aéroportuaire ne mérite-t-il pas des montants conséquents ? On peut aussi préférer l’étapisme et choisir le TGV sans construire tout de suite les tronçons à haute vitesse. Avec le TGF, on est verrouillé. Un TGF, on en aurait eu besoin il y a quarante ans. » ■


À la croisée des chemins
TGF ou TGV, les données sont probantes au chapitre des besoins
LE COULOIR QUÉBEC-WINDSOR EST LA RÉGION LA PLUS DENSÉMENT PEUPLÉE ET LA PLUS FORTEMENT INDUSTRIALISÉE DU CANADA
⇒ 61% de la population totale du Canada
62% du marché du travail total du Canada
59% du PIB du Canada
⇒  57% du total des immigrants récents au Canada
34% des émissions de GES du Canada
LA DEMANDE POUR LE TRANSPORT FERROVIAIRE DE VOYAGEURS CONTINUERA D’AUGMENTER
⇒  D’ici 2043, on prévoit que 5 millions de personnes supplémentaires vivront au Québec et en Ontario (une augmentation de 21% par rapport à 2020), ce qui représente plus de la moitié de la croissance projetée au Canada. La plupart de ces nouveaux résidents vivront et travailleront dans le corridor.
⇒  La croissance démographique et économique augmentera la demande pour tous les modes de transport, y compris le transport ferroviaire de voyageurs. Le corridor a besoin d’être amélioré sur le champ côté infrastructures de transport de passagers.
⇒  Le transport ferroviaire de voyageurs ne représente actuellement que 2% de tous les déplacements dans le corridor, comparativement à 94% par voiture –la possibilité existe d’un important transfert modal.
Source : Potentiel économique du couloir Québec-Windsor, Gouvernement du Canada (novembre 2022)

Question à Jacques Fauteux de VIA TGF
Constas a demandé à Jacques Fauteux, directeur de l’engagement stratégique chez VIA TGF, s’il fallait préférer le TGF au TGV, la fréquence à la vitesse.
Jacques Fauteux, directeur de l’engagement stratégique chez VIA TGF
« Comme mentionné publiquement par le ministre Alghabra, la fréquence n’exclut pas la vitesse et c’est donc dire que les propositions potentielles qui seront déposées par le secteur privé pourraient inclure des segments à grande vitesse sur des tronçons où la faisabilité opérationnelle et financière le permettrait. Il va de soi qu’un projet de TGV engendrerait des coûts significativement plus élevés. Le gouvernement fédéral évaluera néanmoins toutes les propositions soumises dans le cadre de la demande de qualifications.
À ce stade-ci, il est beaucoup trop tôt pour spéculer sur les vitesses de pointe du TGF. Les temps de parcours ne sont pas officiels encore, et seront raffinés, voire précisés lorsque le partenaire privé sera choisi. Nous sommes au cœur du processus d’approvisionnement avec la phase de demande de qualification qui s’est terminée le 24 avril dernier. Nous nous rapprochons ainsi de notre objectif, qui est de confier la construction du projet à un consortium privé de premier plan au niveau mondial. Le gouvernement engagera ce consortium par le biais d’un appel d’offres. Ensuite, la firme choisie et VIA TGF se mettront au travail pour concevoir le nouveau chemin de fer. L’un des critères de cette phase de conception est la vitesse.
Le ministre Alghabra l’a spécifié récemment, les partenaires privés ont l’opportunité de présenter leur vision dans ce processus et ils peuvent prévoir des segments rapides, supérieurs à 200 km/h, lorsque cela se justifie d’un point de vue financier et opérationnel. Mais l’objectif est de gagner du temps, pas d’atteindre de la vitesse pour le plaisir de la vitesse. À la vitesse, nous rattachons la fréquence, donc davantage de départs pour rejoindre les villes sur le tracé. À terme, 144 trains circuleront quotidiennement entre Québec et Toronto. »