Considéré un temps comme un vestige du passé, un tramway aux allures futuristes, qui nous met loin du temps des « petits chars » comme on les appelait, revient aujourd’hui en force.
Le tramway – désignons indifféremment par ce mot un type de réseau de chemin de fer et la voiture elle-même – se distingue du train par quelques caractéristiques : plus léger, c’est un mode de transport essentiellement urbain, sur rails plats, qui utilise les mêmes artères que l’automobile ou l’autobus, normalement dans un couloir dédié. Depuis la fin du XIXe siècle, le tramway est généralement à traction électrique, alimenté par une caténaire.
Par Jean Brindamour
La première ligne de tramway – hippomobile – remonte à 1832, à New-York, entre Manhattan et Harlem. La traction par chevaux régna d’ailleurs sans partage jusqu’en 1870. Le premier tramway électrique fut construit en 1885, à Sarajevo, dans ce qui était alors l’empire austro-hongrois, C’est surtout à la fin du XIXe siècle que l’électricité s’est imposée. L’alimentation aérienne par caténaire (les batteries nécessitant de trop fréquentes recharges) s’est par la suite quasi généralisée.
Essor et déclin du tramway
Au Québec, la première ligne de tramway, créée à Montréal par la Montreal City Passenger Railway Co. rebaptisée en 1886 la Montreal Street Railway Co (MSRC), est inaugurée le 27 novembre 1861. À Québec, la Quebec Street Railway construit la première ligne de tramway en 1867. Ces compagnies devaient entretenir une véritable cavalerie pour pouvoir opérer (vers 1890, la MSRC possédait 1000 chevaux pour 150 tramways), entraînant des coûts considérables. Conséquence : ce moyen de transport était peu abordable pour les classes populaires.
L’électricité comme moyen de traction a pris un certain temps à s’implanter au Québec. Il faudra attendre jusqu’en 1892 pour que le premier tramway électrique québécois entre en service à Montréal et en 1897 pour que débute l’électrification du réseau à Québec (en comparaison, Windsor en Ontario obtiendra sa première ligne de tramway électrique en 1886). À Montréal, deux hommes joueront un rôle central, Louis-Joseph Forget (1853-1911) et Herbert Samuel Holt (1856-1941). Le promoteur du tramway à Québec, Horace Janseen Beemer (1845?-1912), un remarquable entrepreneur d’origine américaine qui fut aussi le père du réseau d’aqueducs de Québec, a signé dès juin 1885 une entente avec la Ville et le maire Simon-Napoléon Parent qui permit plus tard à la Quebec District Railway, d’obtenir le droit de construire le nouveau réseau. Le 10 juin 1899, est créée, sous le contrôle de Beemer, la Quebec Railway, Light & Power Co. (QRL&P), monopole qui englobait le transport en commun et l’éclairage.
En 1909, la QRL&P devient la Quebec Railway, Light, Heat & Power Co., contrôlé par le neveu de Louis-Joseph Forget, sir Rodolphe Forget (1861-1919). Fascinante époque où le politique et l’économique se confondent. L’histoire du tramway au Québec est celle de financiers, souvent politiciens, contrôlant tant les réseaux de transport que la production d’électricité. Ces prédateurs, qui ont profité sans vergogne d’un capitalisme de connivence (crony capitalism), n’en furent pas moins de grands bâtisseurs.
L’âge d’or du tramway commence. À son apogée, en 1930, le réseau montréalais comprendra 510 km de rails et au-delà de 1200 véhicules. À Québec, en 1932, le réseau s’étendait de Sillery à Montmorency. Mais le déclin fut rapide, annoncé par la crise économique de 1929. Malgré un retour en force du tramway au cours de la seconde Guerre mondiale qu’explique surtout le rationnement de l’essence, deux terribles compétiteurs allaient remporter la mise, l’autobus et surtout l’automobile.
À la fin de la guerre, dans le cadre du Plan Marshall, les États-Unis subventionnent en Europe de l’ouest l’achat du pétrole, ce qui ouvre des nouveaux marchés à l’automobile. Partout en Occident, c’est le triomphe de ce moyen de transport, symbole de réussite sociale maintenant accessible à la classe moyenne. Et le tramway est progressivement remplacé par l’autobus. Le 26 mai 1948, la dernière ligne de tramway à Québec est fermée; à Montréal, ce sera le 30 août 1959. On arracha les rails des chaussées dans les deux villes. Le tramway appartenait à un passé apparemment révolu.
Une résurgence inattendue
La cherté du pétrole et le souci écologique relancent l’intérêt pour le tramway. En France, Grenoble et Nantes reviennent au tramway dans les années 1980, Paris, Strasbourg et Rouen dans les années 1990, et plus d’une vingtaine de villes françaises depuis le début du XXIe siècle.
Au Québec, c’est surtout à partir de l’an 2000 qu’on s’est mis à réfléchir sur l’opportunité d’un retour du tramway. À Montréal, l’Agence métropolitaine de transport (AMT) a réalisé une mission d’observation des réseaux français en automne 2002. En 2006, le maire Gérald Tremblay fait du tramway une priorité. Après de nombreuses études, le projet est finalement tabletté par l’administration suivante, celle de Denis Coderre. À Québec, dès 2003, une étude d’opportunité et de faisabilité recommande la construction d’un réseau de tramway. En 2015, l’idée est mise de côté au profit d’un service rapide par bus (SRB). À son tour, ce projet est abandonné et, en septembre 2017, le maire Régis Labeaume annonce que le projet de transport en commun structurant sera finalement un tramway. Pour un peu plus de 3 G$, selon les estimés actuels, Québec aura donc un tramway électrique de 23 km (dont 3,5 km en tunnel) reliant le Trait-Carré à Charlesbourg (au nord-est de Québec) à Cap-Rouge (à l’ouest) en passant par la Haute-Ville. Ce futur tramway circulera dans une voie réservée et, dans deux secteurs plus congestionnés, pourra s’engouffrer dans un tunnel.
Considéré un temps comme un vestige du passé, un tramway aux allures futuristes, qui nous met loin du temps des « petits chars » comme on les appelait, revient aujourd’hui en force, et de récents sondages montrent que les citoyens de Québec sont plutôt favorables au projet. Cet appui durera-t-il ? Un des travers de l’élite est sa tendance à imposer ce qu’elle considère être un bien. Mais la méfiance est de mise lorsque le bien de tous apparaît trop étranger à chacun. Une ville n’est pas un « pour soi » soumis à des experts et à des spécialistes opposés aux citoyens qui l’habitent. Nos dirigeants savent que l’automobile est appréciée – et préférée à tout autre moyen de transport – par l’immense majorité de la population, mais oublient à quel point ce fait tient à des raisons honorables. L’automobile est en effet un gage d’autonomie et de liberté pour plusieurs d’entre nous. En simplifiant, on pourrait dire que l’élite favorise le transport en commun (qu’elle n’utilise jamais) et abhorre les banlieues (qu’elle habite rarement), tandis que le peuple affectionne l’automobile (il emprunte l’autobus ou le métro plus par nécessité que par goût) et la banlieue (son souhait étant d’y posséder une maison à lui et un petit territoire dont il serait roi et maître). Le retour des tramways, un projet en lui-même séduisant, se doit surtout de ne pas être une étape dans une guerre sournoise contre les automobilistes et contre ce bien commun que constituent des artères urbaines qui leur demeurent accessibles. « On verra », rétorquerait un politicien bien connu. Qui a dit que la prévision est un art difficile, surtout lorsqu’elle concerne l’avenir ? •