MAGAZINE CONSTAS

La commission Cliche en mémoire

45 ans après : rencontre avec Guy Chevrette

« Il y a eu collaboration entre la police et tous les membres de la commission. Aucune preuve n’a été apportée qui n’était pas corroborée. Pas d’accusation fondée sur des hypothèses, pas de salissage de réputation. »  — Guy Chevrette

Le saccage de la Baie-James, le 21 mars 1974, par des agents syndicaux de la FTQ, a consterné le Québec : plus de 30 millions de dollars de dommage et le « projet du siècle » terni pour une opinion publique qui prend conscience du régime de terreur en place dans certains secteurs du syndicalisme québécois. Six jours plus tard, le 27 mars 1974, la Commission d’enquête sur l’exercice de la liberté syndicale dans l’industrie de la construction, connue sous le nom de « commission Cliche », est instituée par le premier ministre Robert Bourassa. C’était quarante ans avant la commission Charbonneau.

Par Jean Brindamour

Une des caractéristiques de la commission Cliche qui la distingue de la commission Charbonneau, c’est la célérité. Entre le 3 mai 1974, date où les trois commissaires, Robert Cliche, le président, Brian Mulroney, représentant du patronat, et Guy Chevrette, représentant des syndicats, ont prêté serment de remplir « fidèlement et avec impartialité » le mandat que le gouvernement du Québec leur avait confié, et la remise du rapport final, le 2 mai 1975, on compte un an moins un jour ! En comparaison, la commission Charbonneau aura mis plus de quatre longues années pour la même tâche. Constas a rencontré l’un des trois commissaires, Guy Chevrette, qui par la suite a occupé des ministères importants dans les cabinets Lévesque, Pierre-Marc Johnson, Parizeau, Bouchard et Landry, en plus d’être leader parlementaire de l’opposition officielle pendant deux ans.

L’équipe

À l’époque, Guy Chevrette était premier vice-président de la CEQ (la Centrale de l’enseignement du Québec, connue aujourd’hui sous le nom de Centrale des syndicats du Québec). « C’est le juge Cliche qui m’avait appelé pour tâter le terrain », se souvient-il. Avant la commission Cliche, Guy Chevrette avait tenté une médiation entre la FTQ et la CSN. Son rapport avait été rejeté par les deux parties, mais le juge Cliche l’avait trouvé intéressant : « La FTQ n’avait pas aimé mon rapport, mais était favorable à mes recommandations, raconte Guy Chevrette; la CSN avait apprécié le rapport, mais était hostile aux recommandations ! » Par la suite, c’est le premier ministre Robert Bourassa lui-même qui avait communiqué avec Guy Chevrette.

Il faut lire le rapport Cliche, qui est disponible par téléchargement sur le site de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec. Le récit des faits est instructif et intelligible, mais aussi palpitant et coloré.

« Je connaissais bien M. Cliche, confie l’ancien leader parlementaire. Brian Mulroney était connu dans le monde patronal. Moi, j’avais été en 1969, négociateur en chef de la CEQ. Jean Dutil, le procureur en chef, est parti rapidement pour diriger la CECO [la Commission d’enquête sur le crime organisé qui a dévoilé le scandale de la viande avariée et surtout l’ampleur du réseau mafieux à Montréal et au pays], remplacé dans ce poste par Lucien Bouchard. Je le connaissais aussi. Comme avocat, il avait travaillé sur des cas d’arbitrage syndical. Il exerçait dans le Saguenay–Lac-Saint-Jean. Son collègue Paul-Arthur Gendreau pratiquait à Rimouski. Plus tard, on a engagé des gens pour la recherche, Me Louis Le Bel, Jean Sexton, qui était professeur à l’Université Laval, Me Morris Fish pour les cas durs de Montréal, et un autre avocat de Montréal, un criminaliste, Me Harvey Yarosky. »

 

Brian Mulroney, Robert Cliche et Guy Chevrette en train de siéger à la commission Cliche. CR: Fonds Antoine Désilets

 

« Pour les dirty jobs, on n’a pas été souvent en désaccord. Je me souviens que Dutil voulait que l’on commence par le témoignage du délateur SIS-190 (André Rhénault) qui avait participé au saccage. Moi, j’étais pour qu’on commence par le saccage de la Baie-James pour avoir une vue d’ensemble des causes. Je voulais défendre les salariés et faire arrêter les bandits et non pas détruire le mouvement syndical. Un soir, je me suis retrouvé seul avec Robert Cliche et Madeleine Ferron, son épouse, écrivain comme son frère le docteur Jacques Ferron. Et tous les deux m’ont donné raison. »

« Si on avait mis de l’argent pour l’entretien des infrastructures, ça nous aurait coûté beaucoup moins cher. Mais on les a négligées. (…) On a besoin d’une politique à long terme. Dès qu’il y a usure, il faudrait agir tout de suite. »

Celui qu’on appelait « le roi de la construction », André « Dédé » Desjardins qui est mort assassiné (« il est mort comme il a vécu », a pu déclarer Jean Cournoyer) n’était pas un enfant de chœur. On a tenté d’intimider les commissaires, en particulier Brian Mulroney et Guy Chevrette. « Un appel à la bombe a été fait à ma résidence privée, se rappelle ce dernier. Par la suite, ma maison a été surveillée 24 heures par jour, mes enfants conduits à l’école par des gardes du corps. J’ai même été poursuivi en auto sur la 40, par des fiers-à-bras, entre Montréal et Joliette. Mon épouse a été ébranlée par tout ça. »



« Le juge Cliche faisait preuve d’une grande rigueur. On travaillait très fort. J’ai retrouvé des documents récemment, avec l’aide de Paul-Arthur Gendreau, des procès-verbaux de nos réunions que je vais remettre aux archives de l’Assemblée nationale. Ça s’est très bien passé avec Brian Mulroney. Déjà il disait, un peu en blague, qu’il serait premier ministre du Canada. M. Bourassa n’a pas essayé de m’influencer. Je l’appréciais comme personne. Et je me souviens que c’est le premier homme politique qui m’a offert ses sympathies au moment de la mort de ma conjointe en 1995. »

Un rapport fructueux

« Il y a eu collaboration entre la police et tous les membres de la commission, poursuit l’ancien ministre. Aucune preuve n’a été apportée qui n’était pas corroborée. Pas d’accusation fondée sur des hypothèses, pas de salissage de réputation. On avait l’avantage à l’époque de l’écoute électronique. C’était plus facile d’en obtenir. » Guy Chevrette, un caractère bouillant comme chacun sait, n’a pas digéré les procédés de la commission Charbonneau et ne se gêne pas pour lui comparer la commission Cliche. Comment explique-t-il les attaques dont il fut l’objet ? «Selon moi, ça prenait un péquiste à mettre au pilori. Leur témoin Gilles Cloutier a menti sur toute la ligne. » On sait que Raymonde Faubert, l’ex-conjointe de Cloutier, et Annick Hupperetz avaient avisé les enquêteurs de la commission Charbonneau que leur témoin n’était pas fiable. Mais elles n’ont pas été écoutées. Peut-être s’agit-il là de la grande différence entre les deux commissions. La seconde a manqué de professionnalisme.

Commision Cliche. Extrait du procès-verbal de la réunion du 17 juillet 1974 tenue à Québec. « J’ai retrouvé des documents récemment, avec l’aide de Paul-Arthur Gendreau, des procès-verbaux de nos réunions que je vais remettre aux archives de l’Assemblée nationale. » NDLR: Nous publions cette pièce inédite avec l’aimable autorisation de Guy Chevrette.

 

La commission Cliche, qui a coûté seulement 925 000 $, a fait 134 recommandations, dans un rapport signé à l’unanimité par les trois commissaires, alors que celui de la commission Charbonneau a été rédigé par deux commissaires qui ne se sont pas entendus entre eux. « Cela a été très maladroit », commente Guy Chevrette. Et les recommandations d’une commission qui a coûté 44,2 millions$ (!) en ont perdu toute crédibilité, tandis que les recommandations de la commission Cliche ont presque toutes été appliquées par le gouvernement Bourassa. « À la commission Charbonneau, ajoute Guy Chevrette, impitoyable, on pouvait deviner les allégeances politiques de certaines personnes. »



Les carrières de ceux qui ont participé à la commission Cliche sont impressionnantes. « Brian Mulroney est devenu premier ministre du Canada, Lucien Bouchard, ambassadeur, ministre à Ottawa, puis premier ministre du Québec, Paul-Arthur Gendreau, l’un des procureurs, a été juge à la cour d’appel du Québec, Morris Fish, qui fut conseiller juridique spécial pour la commission, juge à la Cour suprême, Louis Le Bel, qui a fait une étude pour la commission sur l’arbitrage dans la construction, a lui aussi été nommé juge à la Cour suprême. » Quant à Guy Chevrette lui-même, il fut un ministre poids lourd dans plusieurs gouvernements péquistes. Pourquoi n’a-t-il jamais visé le poste de premier ministre du Québec ? « Robert-Guy Scully m’avait posé la même question, il y a de cela longtemps. “Vous auriez des chances !” Je lui avais répondu: “J’aime mieux être un bon second, qu’un mauvais premier”. »

Présent et avenir

Et l’industrie de la construction actuelle ? « Il n’y a pas beaucoup d’anomalies dans les petits centres et les centres moyens. Dans les grands centres, il y a encore de la merde. Du côté gouvernemental, on a échappé le réseau. Le MTQ n’avait même plus d’expertise. L’entreprise privée payait mieux. Si on avait mis de l’argent pour l’entretien des infrastructures, ça nous aurait coûté beaucoup moins cher. Mais on les a négligées. Le Québec est pas mal social-démocrate. La santé, l’éducation coûtent très cher. On est chromé. J’étais moi aussi social-démocrate, de centre-gauche. Mais je voyais qu’on allait avoir des problèmes. On a besoin d’une politique à long terme. Dès qu’il y a usure, il faudrait agir tout de suite. Il reste encore des tuyaux de bois à Montréal. Les élus municipaux ont aussi une responsabilité. »

Il faut lire le rapport Cliche, qui est disponible par téléchargement sur le site de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec. Le récit des faits est instructif et intelligible, mais aussi palpitant et coloré. On est loin de la langue de bois actuelle. Les 134 recommandations ont assaini l’industrie de la construction pour des décennies. Du côté patronal, ce rapport a mené à la création de l’Association des entrepreneurs en construction du Québec (AECQ) qui négocie encore aujourd’hui les clauses communes aux quatre conventions collectives sectorielles. « Le juge Cliche disait qu’il fallait répéter un tel exercice tous les vingt ans », conclut Guy Chevrette.•