MAGAZINE CONSTAS

Le granulat

Une industrie originelle toujours irremplaçable

Dossier Constas 
CARRIÈRES ET SABLIÈRES, DES RESSOURCES ESSENTIELLES

Si plus de 50 % des ventes de granulats sont aujourd’hui destinées au génie civil, et en particulier à la voirie, les granulats étaient déjà amplement utilisés chez les anciens Romains sous la forme de petites pierres, de gravier et de sable (car les routes reposaient sur des remblais constitués de plusieurs couches de sable).

Une des ressources naturelles les plus méconnues et pourtant les plus communes est celle que fournissent les carrières, sablières et gravières : le granulat. Les granulats sont constitués d’un ensemble de grains minéraux de diverses dimensions, comprises entre 0 et 125 mm (sable, gravier, caillou concassé, etc.). On les obtient par l’exploitation de gisements de sables et de graviers d’origine alluvionnaire, terrestre ou marine, par le concassage de roches massives ou encore par le recyclage de produits tels que le béton. Ils sont utilisés pour la réalisation d’ouvrages de génie civil, de voirie et de bâtiments.

Par Jean Brindamour

Selon le Regroupement professionnel des producteurs de granulats (RPPG), plus de 50 % des ventes de cette matière première sont destinées au génie civil (travaux de voirie, de conduites d’eau, d’aéroports, etc.) et plus de 45 % à l’industrie du béton, donc à la construction d’immeubles et d’ouvrages d’art. Le mot granulat est relativement récent. Il remonte au tout début du XXe siècle, issu du verbe « granuler ». Dans le langage de tous les jours, le mot ne deviendra plus ou moins courant qu’à partir des années 1970. Si le nom est nouveau, la chose est vieille comme le monde. On peut aisément imaginer un homme du Néolithique y recourir pour installer un petit sentier à proximité de sa hutte, tout comme le ferait un banlieusard aujourd’hui. Le gravier servait déjà beaucoup dans l’Antiquité, notamment pour les routes et les places publiques. Il offrait à moindre coût une surface solide pour les chariots et les piétons.

Deux carrières en Nouvelle-France. L’ancienne rue des Carrières à Québec, existe toujours : elle part de la Place d’Armes, traverse le Château Frontenac, pour finir à la rue Saint-Denis. Elle doit son nom aux carrières du Mont-Carmel, exploitées au début de la colonie. On y extrayait du schiste noir, la pierre noire du Cap. De mauvaise qualité, cette pierre servait surtout pour les fondations. Mais la carrière la plus célèbre de la Nouvelle France est connue aujourd’hui sous le nom de carrière Verreault (voir page suivante). Son exploitation par les Jésuites a débuté vers 1647. Elle fournissait la pierre calcaire nécessaire à la construction des édifices de la Compagnie de Jésus, mais aussi de plusieurs maisons dans la région de Québec. Cette carrière est aujourd’hui toujours en opération.

 

C’est le moment de souligner deux des caractères principaux de cette ressource : son abondance et sa disponibilité. Louis XIV, dit le Roi-Soleil, et le paysan dans sa chaumière l’ont employée, l’un pour ses somptueuses allées dans les jardins de Versailles, l’autre, pour un petit chemin devant son humble demeure. La pierre, tel le soleil sa lumière, prodigue sa force et sa solidité aux pauvres comme aux riches.

Les anciennes carrières d’ocre de la vallée d’Apt (Vaucluse), en France. Des sentiers de randonnée y sont aujourd’hui ouverts, des belvédères aménagés. CR: José Nicolas.

 

Ci-haut une carrière romaine dans le Vercors, en France. Cr: Jean-Jacques Alscher.

Des carrières sur le bord du Nil

Le mot « carrière » remonte au XIIe siècle (quarriere) et vient du latin populaire quadraria, le lieu où l’on met la pierre au carré. Les Gallo-Romains utilisaient le mot : lapicidina, de lapis (pierre) et de cædere (tailler). Au sens propre, une carrière désigne un site d’extraction de pierre à bâtir. Pour le gravier, on parlera de « gravière » et pour le sable, de « sablière ».



Les carrières de pierre existent depuis l’antiquité. C’est le calcaire (ou la pierre grise comme on l’appelait au Canada français) qui servit principalement pour la construction des pyramides. Les chantiers de l’Égypte ancienne devaient avoir accès à un approvisionnement régulier en pierres qu’il fallait extraire dans des carrières disposées, pour la plupart, le long du Nil. Certaines carrières étaient exploitées le temps d’un chantier, d’autres à long terme.

Ainsi l’une des plus grandes réalisations architecturales de l’Antiquité, qui s’inscrit dans la riche tradition spirituelle d’un peuple qui cherchait, comme dirait Dante, « comment l’homme s’éternise », fut possible grâce aux roches parmi les plus courantes, les plus ordinaires, voire les plus grossières que l’on trouve dans la nature. Ici, une des maximes les plus célèbres d’Auguste Comte prend tout son sens : « Les plus nobles phénomènes sont partout subordonnés aux plus grossiers. » Les carrières et sablières ont été l’un des murs de soutènement de ce qu’il convient d’appeler civilisation. Et c’est encore le cas aujourd’hui, bien que peu parmi nous en soient conscients.

Une longue route

Si, on l’a vu, plus de 50 % des ventes de granulats sont aujourd’hui destinées au génie civil, et en particulier à la voirie, les granulats étaient déjà amplement utilisés chez les anciens Romains sous la forme de petites pierres, de gravier et de sable (car les routes reposaient sur des remblais constitués de plusieurs couches de sable). Quoique, en cette époque lointaine, les routes de moindre importance fussent en terre battue (via terrenae), les plus importantes étaient recouvertes de graviers (via glarea strata) ou pavées (via silice stratae).

Gravure des carrières des Buttes Chaumont à l’intérieur,
19e arrondissement, Paris. Créé par Gaildrau, publié dans L’Illustration, Journal Universel, Paris, 1868.

 

La maxime d’Auguste Comte s’applique de nouveau. Non seulement les matériaux qui la composent, mais la route elle-même est civilisatrice. En succédant à la piste (créée naturellement par le passage d’humains ou d’animaux) et au sentier battu (l’expression employé souvent au sens métaphorique a gardé son sens littéral de sentier foulé par les pas de l’homme), elle a favorisé le commerce, défini un territoire et entraîné des conséquences économiques et politiques. Le mot commerce ne se limite pas à sa signification économique, purement matérielle. Cette étroite acception s’est enrichie par croissances successives jusqu’à suggérer le goût de l’échange en un sens affectif, intellectuel, spirituel. Ne parle-t-on pas de commerce épistolaire ? Commerce est d’ailleurs le nom d’une célèbre revue littéraire fondée en 1924 par Paul Valéry, Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud, qui a publié vingt-neuf numéros entre 1924 et 1932. On y trouve plusieurs grands écrivains étrangers : T.S. Eliot, Hugo von Hoffmanthsal, Virginia Wolff, Vassili Rozanov, Bruno Barilli, James Joyce (les premiers extraits d’Ulysse traduits en français), William Faulkner (une des premières traductions d’une de ses nouvelles). On devine aisément que, malgré son nom, cette revue de luxe n’a jamais fait ses frais. Dans ce cas-ci, le mot « commerce » exprime l’idée de relation, de rapport. Il signale une curiosité, un désir de connaissance, une volonté de sortir de soi, de découvrir la richesse du monde : la pierre, les granulats, la route, le commerce, la cité, l’art, la pensée. On revient, par cette gradation, à la maxime de Comte : les civilisations les plus avancées sont adossées à la pierre. La pierre, qui n’a pourtant rien d’un métal précieux, est ainsi la véritable pierre philosophale ayant contribué, bien plus que l’or ou le diamant, à sortir l’humanité de la barbarie.

Réglementation

La nécessité de réglementer les carrières est de tous les temps. Mais jusqu’au XIXe siècle, la réglementation ne s’attaquait qu’aux inconvénients et aux excès les plus manifestes. La Coutume de Paris (1510) est le recueil des lois civiles qui régissaient la ville de Paris et la Nouvelle France (depuis 1627), puis, jusqu’en 1866, ce qui s’appelait alors le Bas-Canada (c’est-à-dire le Québec). On y lit qu’il est interdit de fouiller sous la propriété du voisin ou de dégrader les murs de sa maison, sous peine d’amende et de réparations. À Paris, les sols étaient devenus friables à cause des nombreuses carrières souterraines actives ou abandonnées : on avait extrait pendant des centaines d’années du calcaire et du gypse et affaibli ainsi les sols. Cette fragilité fut à l’origine d’effondrements spectaculaires en 1774.

Carrière Martineau. Photo d’Edgar Gariépy. – 22 octobre 1948. BM42-G1407. Archives de la Ville de Montréal.

 

C’est à la suite de cette catastrophe que fut créée, en 1777, l’Inspection Générale des Carrières, toujours en place aujourd’hui. Charles-Axel Guillaumot (1730-1807), son premier dirigeant (un remarquable ingénieur), fut nommé le 27 avril de la même année. Ce jour-là, signe providentiel de la pertinence de cette décision des autorités publiques, un autre effondrement eut lieu, rue d’Enfer (sic) ! La mission principale de Guillaumot a consisté à répertorier les anciennes carrières souterraines et à les consolider.

La carrière Elzéard Verreault à Beauport, vers 1929 (domaine public).

 

La réglementation sur l’exploitation des carrières souterraines comprenaient évidemment leur sécurisation. Les carriers (ce vieux mot français désignait les exploitants d’une carrière) étaient souvent assignés en justice pour avoir contrevenu à ces exigences (absence de piliers de soutènement, puits abandonnés et non sécurisés).

Ces carrières souterraines à Paris avait aussi l’inconvénient de servir de refuge à des bandes organisées de criminels. Un arrêt du parlement en 1563 a même obligé les carriers à fermer les entrées de leurs exploitations pendant la nuit. Cette mesure et d’autres du même acabit ne suffirent pas, et les problèmes de criminalité durèrent jusqu’au XIXe siècle.

Le transport

Il importe de pouvoir exploiter des sources de granulats locales, non loin des principaux centres urbains, donc à distance raisonnable des chantiers, afin de juguler les coûts ainsi que les conséquences nuisibles sur l’environnement que le transport sur de longues distances entraîne.

Durant l’Ancien Régime en France, c’était d’abord le transport par eau (Seine, Oise, Marne) qui permettait d’acheminer les pierres vers les ports de Paris. De là, il fallait cependant compléter la livraison par un voyage en chariot jusqu’au chantier, qui pouvait être relativement éloigné du port. Ces chemins utilisés par les carriers et les voituriers n’étaient pas toujours bien entretenus, d’autant plus que le passage fréquent de chariots chargés de pierres de taille avait endommagé ces routes. Un architecte, Lucotte, conscient du problème, a proposé dans un mémoire daté du 18 juin 1787 de modifier l’organisation de la taille et du transport des pierres. Son idée était de déplacer les chantiers de taille à la périphérie de la ville. Son mémoire témoigne des problèmes rencontrés par les entrepreneurs de bâtiments, les maçons, les tailleurs de pierre, les voituriers, et le grand public (son projet ne fut pas adopté, à cause notamment de la Révolution française) :

« On ne verra plus des masses énormes de pierres circuler dans la ville, effrayer les citoyens et menacer des plus grands dangers, des chantiers établis dans le milieu des rües embarrasser la voye publique et inonder la ville de boues et de malpropretés, des monceaux de déchets et de recoupes accumulés, gêner, rétrécir et souvent intercepter les passages. Enfin on ne verra plus les passants, les personnes dans leurs voitures et les commerçants dans leurs boutiques exposés aux fréquents accidents, causés par les éclats de pierre lancés avec rapidité lors de la taille. Les propriétaires n’entameront les démolitions que lorsque les pierres seront taillées, et ces pierres n’entreront dans la ville que pour être placées aussitôt. »

Des questions pour l’avenir d’une industrie

Tout l’écosystème économique québécois dépend des granulats et des carrières qui les produisent et les fournissent. L’apport crucial, irremplaçable de cette industrie est-il suffisamment reconnu ? Non seulement oublie-t-on que les carrières et sablières sont un bien commun qui profite à tous les Québécois, mais l’on tend à les considérer comme des nuisances, plutôt que des instruments indispensables de développement.

Il importe de pouvoir exploiter des sources de granulats locales, non loin des principaux centres urbains, donc à distance raisonnable des chantiers, afin de juguler les coûts ainsi que les conséquences nuisibles sur l’environnement que le transport sur de longues distances entraîne. L’acceptabilité sociale dépend de la bonne volonté de toutes les parties en présence, incluant les municipalités et les citoyens. Les municipalités (qui profitent de redevances substantielles de la part des exploitants) tiennent-elles assez compte dans leurs schémas d’aménagement des conflits possibles de voisinage et de cohabitation ? Collaborent-elles suffisamment avec les exploitants de carrières et sablières ? Les résidents installés en toute connaissance de cause près d’une carrière active sont-ils prêts à accepter les conséquences normales de leur choix ? Les exploitants de carrières et sablières bénéficient-ils d’un processus d’octroi d’autorisation des projets clair, prévisible, qui ne soit ni trop complexe, ni interminable, et ce dans le respect de l’environnement et des communautés locales ? De la réponse à ces questions dépend l’avenir d’une industrie essentielle. ■


L’ACRGTQ représente les principaux exploitants de carrières et de sablières du Québec via son Regroupement professionnel des producteurs de granulats (RPPG). Ce Regroupement est constitué de plus de 65 membres dont 60 sont propriétaires de plus de 270 carrières, sablières et gravières au Québec. Annuellement, les membres du RPPG produisent plus de 85 millions de tonnes de granulats dans plus de 200 sites au Québec.
65 % des membres du RPPG font actuellement de la récupération et du recyclage de béton et d’asphalte.

L’INDUSTRIE DU GRANULAT EN BREF
L’industrie du granulat produit annuellement plus de 85 millions de tonnes de granulats, notamment pour des enrobés bitumineux et de béton. Avec ses 1000 entreprises, ses 450 carrières et sablières, ses 3000 emplois, c’est elle qui assure la matière première nécessaire à la construction. À elles seules, les entreprises membres du Regroupement professionnel des producteurs de granulats (RPPG) produisent la forte majorité de la matière utilisée pour la construction et ses grands projets au Québec (85 % à 90% des 85 millions de tonnes).
Pour les municipalités et les MRC, c’est plus de 40 millions $ de droits qui leur sont versés annuellement par les exploitants de carrières et sablières, et plus de 35 millions $ sont dépensés annuellement à partir de ces sommes pour la réalisation de travaux.. En outre, environ 140 millions $ sont conservés dans le « Fonds – réfection et entretien de certaines voies publiques ».
Une empreinte écologique modeste
Un des mythes qui a la vie dure est que les carrières et sablières sont néfastes à l’environnement. La réalité est exactement inverse : cette industrie, qui s’exerce dans un cadre réglementaire exigeant, se range parmi les moins polluantes du monde industriel. Elle ne produit pratiquement pas de déchets, n’utilise pas ou très peu de produits chimiques, consomme peu d’énergie en dehors du transport et peu d’eau, et ne produit pratiquement pas de gaz à effet de serre.
Un matériau indispensable au quotidien
Chaque Québécois consomme en moyenne 10 tonnes de granulats par année. Les granulats servent aux maisons individuelles et aux bâtiments collectifs (écoles, hôpitaux, etc.), ainsi qu’aux réseaux d’eau et d’assainissement et aux réseaux de transport (routes, autoroutes, voies ferrées, tramway, pistes d’aéroports).
Plusieurs produits que nous utilisons quotidiennement ont besoin de granulats. Savons-nous qu’ils entrent dans la fabrication du papier, du plastique, du verre, de la peinture, de l’acier, des produits pharmaceutiques, des produits de beauté, de la pâte dentifrice, etc. ? Manquer de granulats serait littéralement manquer de tout.
Bref, le rôle crucial que joue cette industrie dans la vie des sociétés depuis des milliers d’années se poursuit, voire s’étend encore davantage. La pierre sera vraisemblablement plus durable que la réalité virtuelle actuellement sur le devant de la scène. Pour paraphraser le grand écrivain Ramuz, la pierre, c’est pas de l’idée, c’est solide, ça dure.