MAGAZINE CONSTAS

Frankie Lafontaine: «Je suis un bâtisseur»

Portrait du lauréat du prix Fernand-Houle 2025, remis lors du congrès annuel de l’ACRGTQ en janvier dernier

Lauréat du prix Fernand-Houle 2025, M. Lafontaine s’est entretenu avec Constas au sujet de son parcours professionnel.

par Xavier Turcotte-Savoie

 

 

Photo: Les Excavations Lafontaine inc.

 

Frnakie Lafontaine. Photo: Marc-Antoine Hallé

Il affiche un parcours d’entrepreneur atypique, car il a été fonctionnaire avant de lancer une entreprise de génie civil. «Mes études en géographie à l’Université du Québec à Trois-Rivières m’ont procuré une ouverture sur le monde, témoigne-t-il. Puis, j’ai obtenu une maîtrise en Aménagement du territoire et développement régional à l’Université Laval, ce qui m’a amené vers le développement économique.»

Né à Montréal, il grandit à Saint-Malachie, un village de Bellechasse où son père, opérateur d’équipement lourd, exécute des travaux avec son bulldozer, principalement en secteur agricole et forestier.

En 1975, au terme de ses études, M. Lafontaine intègre l’Office de planification et de développement du Québec (OPDQ). «Nous étions une trentaine de jeunes diplômés à réaliser de grands schémas d’aménagement et de développement pour tout le Québec, explique-t-il. J’étais entouré d’économistes, de sociologues et de démographes.»

Je prends plaisir à mesurer nos activités. C’est comme ça qu’on s’améliore.

De gauche à droite: Me Gisèle Bourque, directrice générale de l’ACRGTQ; Frankie Lafontaine, lauréat du prix Fernand-Houle 2025; et Marc Joncas, président de l’ACRGTQ. Photo: Normand Huberdeau, Groupe NH Photographes

La même année, il décide de procéder à l’incorporation de la petite entreprise familiale, Excavations Lafontaine inc., pour lui donner une structure et une visibilité dans la région. Son père et ses deux jeunes frères sont les premiers opérateurs de la nouvelle exploitation. Les fins de semaine, Frankie Lafontaine s’investit en faisant de la comptabilité ou de la mécanique.

Toujours à l’OPDQ, il participe à la gestion du programme OSE, qui encadre et subventionne des entreprises en développement. Il est alors jumelé à une analyste financière, ce qui lui permet de se familiariser avec des concepts comme les états de revenus et de dépenses, le bilan, le fonds de roulement et les ratios financiers. «Je côtoyais des entrepreneurs, et j’ai acquis le goût des affaires, révèle-t-il. Je voulais être porteur de ballon.»

Notre industrie travaille en silo. Chaque organisme public ou organisation travaille de façon isolée, selon sa vision. On ne mesure pas suffisamment les conséquences de l’intervention de l’un sur l’autre ni l’effet financier d’un nouveau règlement.

Apprendre le métier

Réaménagement de la route 277 à quatre voies à Saint-Anselme. Photo: Ministère des Transports et de la Mobilité durable

En 1982, il annonce à son père, incrédule, qu’il laisse son emploi au gouvernement pour se joindre à l’entreprise familiale. La PME est active dans les secteurs agricole et forestier. C’est alors la difficile récession des années 1980. Au Québec, l’inflation grimpe à 13% et le chômage atteint plus de 14%. Le programme de subventions aux agriculteurs pour l’amélioration de leur terre est aboli. Le principal marché de la PME est en péril. «Je venais d’acheter une excavatrice, financée à 22%, dit-il. Je patinais.»

Frankie Lafontaine effectue alors un virage vers les travaux de génie civil. Il se consacre à trouver des mentors rompus aux calculs des soumissions et à la gestion de chantiers, des domaines auxquels il ne connaît rien. Il doit embaucher du personnel qualifié et acheter les équipements requis: «Pendant 10 ans, j’ai appris mon métier. Ce fut très difficile. On ne comptait pas les heures de travail. Il a fallu faire preuve d’imagination, mais, finalement, on est passés au travers.»

 


 

 


 

C’est une période intense d’apprentissage dans différents secteurs du génie civil: génie routier, égouts et aqueducs, assainissement des eaux, infrastructures pour usines et bâtiments commerciaux, ouverture de sites d’agrégats. L’entreprise teste le marché de Bellechasse, de la Beauce, de la Rive-Sud, de Lévis et de Québec.

C’est en 1984 que germe l’idée de rédiger ses pratiques avec l’aide du personnel, puis de les mettre à jour périodiquement dans le but de les standardiser et de les améliorer. Plus tard, ce manuel de gestion de chantier deviendra l’assise de son système qualité.

En 1990, l’entreprise est relocalisée dans un parc industriel à Sainte-Claire pour mieux se positionner dans le marché régional.

Installations à Sainte-Claire. Photo: Les Excavations Lafontaine inc.

Acquérir ses lettres de noblesse

«De 1992 à 2007, on consolide notre expertise en génie civil», évoque M. Lafontaine.

Jacques Legros, nouvel associé, arrive en 1993. Il lui fait bénéficier de ses compétences dans le domaine, ce qui permet à l’entreprise d’accéder à des projets de plus grande importance. M. Lafontaine mentionne, entre autres, les contrats de prolon­gement de l’autoroute du Vallon (aujourd’hui l’autoroute Robert-Bourassa), de traitement des eaux à Sainte-Claire, de réfection de quatre des six phases du boulevard Sainte-Anne, de construction de deux haltes routières sur l’autoroute 20 et d’une phase de réaménagement du boulevard Champlain, à Québec.

En 1998, Frankie Lafontaine ouvre une carrière à Saint-Gervais, dans Bellechasse, en partenariat avec Concassés de la Rive-Sud inc. Ce site s’ajoute à quelques bancs de gravier qu’il exploite déjà: «On voulait créer un réseau d’approvisionnement en matériaux granulaires pour contrôler notre qualité.» Aujourd’hui, l’entreprise compte 35 sites!

Cinq ans plus tard, l’équipe d’estimateurs-gérants de projet s’installe à Lévis. Puis, l’année suivante, M. Lafontaine achète, toujours à Lévis, un terrain de 600 000 pieds carrés, qui sera plus tard agrandi à 2,2 millions de pieds carrés. Aujourd’hui, le site regroupe les bureaux administratifs, un atelier mécanique de 32 000 pieds carrés, des entrepôts et des aires d’entreposage. Au fil des ans, les immeubles sont agrandis plusieurs fois pour répondre aux besoins.

En 2000, afin de prolonger sa saison active, l’entreprise ajoute à ses activités le déneigement pour le ministère des Transports, les municipalités et le secteur privé.

Frankie Lafontaine accorde toujours de l’importance depuis à la planification des opérations. Malgré l’expansion importante de l’organisation, il se dote d’outils simples pour en mesurer l’efficacité. Par exemple, il se réfère à un indicateur quotidien de
planification du personnel et des équipements pour une lecture rapide de l’état de la situation. Un système rigoureux de coûts de revient permet de suivre la rentabilité des chantiers. «Je prends plaisir à mesurer nos activités. C’est comme ça qu’on s’améliore.»

Ma philosophie, c’est de monter sur l’échelle un barreau à la fois pour apprendre, et de toujours réinvestir les bénéfices dans l’entreprise pour être plus forts.

Agrandir son rayonnement

En 2006 et 2010, ses fils Mathieu et François, ingénieurs, se joignent à l’entreprise, dont ils sont maintenant respectivement président et vice-président. À 74 ans, Frankie Lafontaine est désormais conseiller à la direction: «C’est la nouvelle génération qui poursuit la mission, qui relève ses propres défis. Je me consacre à soutenir l’organisation dans son efficacité.»

Au fil du temps, les chantiers d’envergure se multiplient: réfection de la Grande Allée et de la rue Dorchester, à Québec, réfection importante du boulevard Champlain, sites d’enfouissement, boulevard Guillaume-Couture, à Lévis, décontamination des sols à Estimauville, assainissement à Sainte-Anne-de-Beaupré, réfection de ponts sur la rivière Godbout et dans Portneuf. Le plus récent et le plus gros contrat à vie de l’entreprise est la construction d’un système anticrues permanent pour la rivière Lorette, à Québec.

Les Excavations Lafontaine inc. étendent leur rayonnement jusqu’à Montréal, notamment à la rue Papineau, aux collecteurs Mill et Ontario, au boulevard Lacordaire et au pont de la Concorde. Des contrats d’importance, qui s’insèrent dans la filière batterie, sont aussi en cours de réalisation à Bécancour.

La réhabilitation sans tranchée de conduites est devenue un secteur d’activité novateur pour Les Excavations Lafontaine inc., sollicitées dans plusieurs régions de la province. Diverses méthodes de gainage et de tubage impliquent des investissements importants, des techniques sophistiquées et l’importation de matériaux des États-Unis, du Moyen-Orient et d’Europe.

Les Excavations Lafontaine inc. exploitent un important réseau de carrières, de gravières et de sablières dans les régions de Québec et de Chaudière-Appalaches, soit dans neuf MRC. Photo: Les Excavations Lafontaine inc.

En évolution constante

En 1975, le chiffre d’affaires est de 76 000$. Il s’établit aujourd’hui à 160 M$. Les Excavations Lafontaine inc. embauchent environ 350 personnes en saison active. «Je tiens ici à remercier tous ceux et celles qui ont cru en mes rêves et m’ont appuyé pour les réaliser: employés, famille, mentors, fournisseurs et sous-
traitants, sans qui les défis sont irréalisables. Ma philosophie, c’est de monter sur l’échelle un barreau à la fois pour apprendre, et de toujours réinvestir les bénéfices dans l’entreprise pour être plus forts.»

Constats

«Les perspectives de notre industrie sont prometteuses autant en modernisation, en réfection et en construction, pour répondre à de nouveaux besoins et se coller aux nouvelles réalités: énergétique, réfection de réseaux d’égout et d’aqueduc, traitement des eaux, habitation, transport en commun, infrastructures pour accroître la mobilité», souligne M. Lafontaine.

 


 

 


 

Si les besoins sont vertigineux, leur financement pose cependant problème et oblige à établir des priorités. L’industrie ne parvient pas à combler l’écart entre l’état actuel des infrastructures et le niveau nécessaire pour soutenir convenablement les services publics et les activités économiques. Il faut absolument régler cette problématique, du moins pour éviter que l’écart ne se creuse davantage. L’imposition de tarifs douaniers ne vient que complexifier la situation.

Nous n’avons pas le choix de recourir à des travailleurs étrangers qualifiés et expérimentés pour maintenir notre économie et les services que nous nous sommes donnés comme société.

De poursuivre M. Lafontaine: «Notre industrie travaille en silo. Chaque organisme public ou organisation travaille de façon isolée, selon sa vision. On ne mesure pas suffisamment les conséquences de l’intervention de l’un sur l’autre ni l’effet financier d’un nouveau règlement. L’industrie est très réglementée. Le savoir et la créativité sont plus sollicités par le respect de la réglementation que par la réflexion pour améliorer les méthodes de production.»

L’entrepreneur soutient que les valeurs qui animent la main-d’œuvre sont en pleine transformation. Le sentiment d’appartenance s’effrite, la volonté de bien faire les choses, l’initiative et l’imputabilité également.

C’est une réalité du Québec moderne à laquelle les entrepreneurs doivent constamment chercher à s’adapter afin de livrer un travail de qualité et assurer le respect des échéanciers de leurs chantiers. Qu’on le veuille ou non, ces éléments ont une incidence réelle sur le coût des travaux.

Par ailleurs, la province possède une industrie paritaire qui exige un consensus patron-syndicat. Ce modèle doit évoluer de conflictuel à consensuel, pour le bien-être de la société québécoise.

Réfection du boulevard Champlain, à Québec. Photo: Ministère des Transports et de la Mobilité durable

Réflexion concernant la formation

L’accès difficile aux emplois sur les chantiers de construction est contraignant. Par exemple, un technicien en génie civil recevait une formation collégiale de trois ans directement axée sur les besoins techniques de l’industrie, mais ne pouvait pas accéder à un chantier dès sa diplomation.

«Constatant cette situation, en 2004, j’avais fait signer une pétition à travers le Québec pour changer cette réglementation. Les 16 cégeps qui offraient cette formation avaient répondu à l’appel. Recevant l’appui de l’ACRGTQ, cette pétition a été déposée à l’Assemblée nationale afin de sensibiliser les députés à la problématique. En 2021, à la suite d’une modification de la loi R-20, cette situation aberrante a enfin été corrigée. Cela aura tout de même pris 17 ans!» lance M. Lafontaine.

Autre cas: près de 40% du personnel de chantier dans le secteur du génie civil est composé de manœuvres. Une partie importante de ce groupe arrive dans l’industrie sans aucune formation initiale pour accomplir ses tâches. Avec les années, le nombre d’outils, de matériaux, de méthodes d’application des produits s’est considérablement accru, alors que le savoir-faire manuel des jeunes a fait le mouvement inverse. Il revient à l’employeur de les former sur le tas, ce qui nécessite beaucoup d’énergie et de pertes de temps sur les chantiers.

«Depuis 2011, je milite pour qu’une formation initiale reconnue par le ministère de l’Éducation soit mise sur pied. Cet aboutissement serait de nature à valoriser la tâche de manœuvre, à diminuer le décrochage de jeunes entrés par ouverture de bassins, à réduire les déficiences en chantier et à accroître notre productivité.

Ce dossier devrait connaître un développement positif en 2025, après 14 ans d’efforts (!)», ajoute M. Lafontaine.

Situation de la main-d’œuvre étrangère

Au Québec, la population est vieillissante, et le taux de natalité est bas. En 2024, il atteignait à peine 1,32 enfant par femme. Pour au minimum se maintenir, il faudrait atteindre un taux de 2,2. «Nous n’avons pas le choix de recourir à des travailleurs étrangers qualifiés et expérimentés pour maintenir notre économie et les services que nous nous sommes donnés comme société.

Je ne me prononce pas sur le nombre de travailleurs à accueillir. Il faut bien les recevoir et les intégrer convenablement à notre société. Ils constituent une force de travail essentielle pour notre industrie face aux défis qui nous attendent. Notre capacité à former des jeunes est nettement insuffisante pour répondre à nos besoins, tout particulièrement pour entretenir nos parcs d’équipement, assurer un approvisionnement adéquat à nos chantiers et exécuter les tâches en chantier.

Chez Lafontaine, nous avons près de 30 travailleurs étrangers, qui sont de 16 nationalités différentes, œuvrant dans nos divers services. Certains ont obtenu leur citoyenneté, d’autres sont en processus d’accueil. L’insécurité que nous leur créons quant à leur avenir ici est contre-productive.

Le propre d’un entrepreneur est de réaliser ses rêves. Depuis l’arrivée de ces travailleurs étrangers au sein de l’organisation, nous avons recommencé à rêver, à assurer notre croissance et à créer de la richesse collective pour le Québec.

Il faut éviter d’avoir une vision à court terme. Les faits sont là! À l’origine, en grande partie, ne sommes-nous pas tous issus de l’immigration?» soumet M. Lafontaine.

En conclusion

L’ensemble de ces constats génère une industrie lente à réagir et à se moderniser. La productivité en souffre. On parle de l’améliorer par l’acquisition de nouvelles technologies, la robotique et l’intelligence artificielle, mais selon M. Lafontaine, le gain fondamental va se faire par une formation plus adéquate pouvant répondre aux besoins élémentaires de l’industrie, autant en ingénierie, en gestion et en main-d’œuvre de chantiers, et permettant de mieux intégrer les nouvelles façons de faire.

«La construction est à la croisée des chemins; elle doit se réinventer, être plus dynamique et performante. Je rêve d’un grand sommet pour l’industrie de la construction, où tous ces enjeux seraient sur la table afin de trouver des solutions pour en redéfinir les paramètres, d’établir une vision commune, où les intervenants laisseraient tomber leurs masques (politiques, concepteurs, entrepreneurs, syndicats) afin de définir cet enjeu sociétal et de stimuler notre industrie face à l’ampleur du défi.

Idéaliste, vous direz? Avec un consensus et de la volonté, nous y parviendrons. Nous n’avons plus le choix. Ce sera notre deuxième Révolution tranquille!» ■

 

Le prix Fernand-Houle

Le prix Fernand-Houle rend hommage à un entrepreneur qui s’est démarqué par un parcours entrepreneurial inspirant, une réalisation ou une carrière impressionnante dans le domaine du génie civil et voirie, et lui est remis à titre de reconnaissance pour sa contribution à son industrie.