L’innovation commence par l’humain
Rencontre avec le professeur Zoubeir Lafhaj de la Chaire de recherche industrielle européenne « Construction 4.0 »
L’humain, maître mot de la construction 4.0
« Oui, les entreprises sont là pour faire de l’argent et il faut l’assumer, c’est un signe d’intelligence, mais pour perdurer, il faut surtout donner du sens », rappelle Zoubeir Lafhaj.
« Innover implique de la formation dans le secteur du BTP (Bâtiment et Travaux Publics) », affirme sans ambages le professeur Zoubeir Lafhaj. « À tous les niveaux d’une équipe de construction, il faut créer un environnement et un esprit d’innovation, et ce, que l’on parle de produits, de solutions, de services et de processus autant que de relations sociales. Une démarche qui doit se faire d’abord en interne, voire dans la tête de chacun… ». Sa conférence lors du congrès a bousculé quelques certitudes.
par Michel Joanny-Furtin
«Si les employés, tant en conception que sur le chantier, doivent faire face à beaucoup de barrières ou trop de règlements, on freine l’innovation », pense le Dr Lafhaj. Selon lui, il est important que les travailleurs se sentent en confiance, qu’ils aient la capacité de parler, d’exprimer leurs difficultés techniques ou humaines et de se sentir écouter. « L’écoute, toujours l’écoute, surtout l’écoute », insiste Zoubeir Lafhaj.
« Les gens voulaient des chevaux plus performants, je leur ai fabriqué une voiture ! » Le Dr Zoubeir Lafhaj a cité ce mot d’Henry Ford pour illustrer à quel point, selon ses propres termes, « il faut sentir le besoin du client». « Les Américains sont forts dans l’écoute : on sait ce que veut le client. ».
Une mixité multiple et transversale
« Tout espace de travail en laboratoire, en conception, dans les bureaux ou sur le site de construction devra devenir un environnement de partage des informations et des besoins de chacun dans son travail », poursuit le titulaire de la Chaire de recherche industrielle Construction 4.0 à Centrale Lille (France). « Pour parvenir à cette interaction entre les employés, il est important de favoriser la prise de parole en public en créant des moments de climats informels comme, par exemple, des pauses café pendant les réunions, des discussions lors des repas, ou simplement d’organiser un pot de départ à la retraite ou toute autre action montrant la solidarité et les valeurs… »
Dans cet état d’esprit, développe-t-il, la mixité, qu’elle soit intellectuelle, générationnelle ou culturelle, mais aussi la mixité des genres et des parcours, devient incontournable pour réunir une équipe et réussir un projet parce que, comme dit l’adage, « il y a plus d’idées dans deux têtes que dans une ! »
Dans l’industrie de « la construction, milieu principalement masculin, la place des femmes est primordiale. L’industrie de la construction devra faire un effort pour attirer des talents », résume le professeur Lafhaj.
Un processus né de l’esprit
« Oui, les entreprises sont là pour faire de l’argent et il faut l’assumer, c’est un signe d’intelligence, mais pour perdurer, il faut surtout donner du sens », rappelle Zoubeir Lafhaj. « La clé de leur avenir, ce sont les ressources humaines. Il faut des chefs d’entreprise qui aient une vision claire, précise et partagée par tout le monde, insiste-t-il. Ce processus commence dans l’esprit des entrepreneurs, puis dès le recrutement. Une entreprise se doit de toujours repenser son approche client en tout temps : le client n’a pas à payer, pour les retards, le gaspillage de temps, d’argent ou de compétences. Il ne doit payer que le travail fourni ! », explique le professeur Lafhaj.
Accepter la tolérance au risque
Selon ses propos, il n’est donc ni nécessaire ni utile de créer un département Innovation si on applique cette approche plus humaine. « Tout commence dans la tête, dans le respect, et dans une structure accueillante, un espace ouvert qui induit le respect et la collaboration. Tout est dans le climat d’innovation et l’environnement adéquat pour ce faire : un travail collaboratif qui évite les surcoûts et les retards », précise-t-il. « Tout le monde investit sur la technologie et c’est très bien; mais la technologie change. Par contre, si on vise le plus long terme, l’investissement réel doit se faire sur les travailleurs de l’entreprise. »
« Cela induit pour les chefs d’entreprise d’accepter une certaine tolérance au risque pour intégrer des modèles dynamiques, voire incertains; il faut savoir s’adapter et accepter de suivre la compétence du travailleur plutôt que la procédure. » Le professeur Lafhaj prend pour exemple le carreleur qui choisirait d’appliquer à la lettre la procédure alors qu’il connait son métier. Le résultat de son chantier changera du tout au tout selon ce qu’on priorise, la compétence ou la procédure.
« Si vous pensez que l’éducation est trop chère, essayez l’ignorance ! » – Abraham Lincoln
Le Professeur Lafhaj aime citer le président Lincoln. Pour lui cela induit une autre démarche, très importante : « la nécessité de la formation, afin de connaître la technicité de chaque compétence. Il faut inciter les travailleurs à se former à plusieurs niveaux en gestion des données », clame-t-il. « Il faut que tout le monde connaisse les drivers, les points sur lesquels chacun devra appréhender le métier de chacun. Un grutier, conclut-il, saura toujours mieux qu’un architecte où poser sa grue selon l’environnement du chantier ». ■