MAGAZINE CONSTAS

Les barrages à voûtes multiples et contreforts

Le barrage Daniel-Johnson et ses semblables

Aucun ouvrage ne dépasse encore, quant aux voûtes multiples et contreforts, sous toutes les latitudes, le mastodonte de la Manicouagan.

Organe capital et poids-lourd de l’aménagement hydro­électrique Manic-5, sur la rivière Manicouagan, le barrage Daniel-Johnson, avec ses 214 mètres de hauteur, est incomparable. Certes, le barrage de Xiaowan, en Chine, donne dans les 292 mètres, et celui d’Inguri, en Géorgie, en fait 272. L’altitude, chacun, d’une colline. Plus haut que notre Mont-Royal. Presque la tour Eiffel. Mais aucun ouvrage de retenue si bien pourvu de voûtes et de contreforts n’égale le barrage Daniel-Johnson, – cette construction achevée il y a maintenant plus d’un demi-siècle, en 1968, sous le nom de Manicouagan V, et qui fut rebaptisée de son nom actuel un an plus tard, en 1969, en hommage au premier ministre Daniel Johnson, décédé le 26 septembre 1968, aux premières heures du jour d’une inauguration officielle qui dut attendre. Or, si l’immense ouvrage en question n’a pas de jumeau (sauf numérique, comme nous en parlions dans notre précédente édition), il a une famille du point de vue de la typologie. Et elle est mondiale. Constas vous brosse le tableau.

Par Claude Bourget

Qu’est-ce d’abord qu’un barrage à voûte unique, dit barrage-voûte, tel qu’il s’est généralisé au XXe siècle en Amérique du Nord ? Aujourd’hui exclusivement en béton toujours sur rivière et le plus souvent en vallée étroite, il aura une courbure – sa voûte – tournée vers l’amont, donc vers la source. Une courbure convexe, parfois inclinée, dont le rôle sera de transmettre aux appuis latéraux, soit aux deux rives, la pression que la masse d’eau bloquée exerce sur sa structure. Cette structure est donc appuyée à ses extrémités sur les parois rocheuses. Elle sera possiblement soutenue en aval, de surcroît, par des murs triangulaires et orthogonaux – des contreforts –, construits parallèlement à l’axe de la rivière et qui permettront de reporter la pression de l’eau vers le sol, auquel cas nous aurons également un barrage à contreforts. La forme de l’ouvrage, ici, comme on le comprend, agit davantage que sa masse.

Passons maintenant aux voûtes multiples. D’abord on divisa tout bonnement la voûte unique du barrage-voûte en plusieurs voûtes étroites, à voussure arrondie jusqu’au demi-cercle, ou demi-circonférence (c’est le terme technique), chacune de portée réduite. Puis, peu à peu, d’une construction à l’autre, l’épaisseur, le nombre de voûtes augmentèrent, faisant s’élargir la crête et la portée globale, de même que les possibilités d’implantation. De vallées étroites, ainsi, on passa à de larges vallées. L’un des premiers exemplaires du genre, toujours en service, se trouve sur l’Yonne, en France, en Bourgogne-Franche-Comté, près de Pannecière-Chaumard. Construit de 1937 à 1949, ses 49 mètres de haut et ses 345 mètres de crête battaient alors tous les records de l’Hexagone. Mais rien ne bat encore quant aux voûtes multiples et contreforts, aux quatre coins du monde, le mastodonte de la Manicouagan.

Le barrage Daniel-Johnson et ses caractéristiques

C’est la configuration des voûtes et des contreforts en soi, en plus de l’accord de ceux-ci avec la morphologie rocheuse, qui donnent à l’ouvrage la puissance de retenue suffisante et assurée, la résistance physique et temporelle.

Son réservoir, déjà, fait en superficie 4 fois l’Île de Montréal : 1 973 km2. D’une capacité de 140 milliards de m3, c’est le 5e réservoir en importance sur terre. Pour freiner la rivière Manicouagan, il lui a fallu opposer, avant l’action de toute forme, 2,2 millions de mètres cubes de béton. À 2 300 kg le m3, nous sommes déjà dans l’immensément lourd: cinq milliards soixante millions de kilogrammes, soit cinq millions soixante mille tonnes métriques. Or, une tonne métrique étant le poids d’un mètre cube d’eau, nous avons seulement le poids de cinq millions soixante mille m3 d’eau. Et le débit moyen de la rivière Manicouagan étant de 1 020 m³/s – c’est le 3e affluent du Saint-Laurent en importance, après la rivière des Outaouais et la rivière Saguenay –, le poids du barrage équivaut en gros à tout juste 1 heure 20 minutes de débit. Toutes les 80 minutes, une Manicouagan sans retenue laisserait s’échapper en eau vive la masse de l’ouvrage. On comprend vite que cette masse, d’ailleurs plus faible que dans les barrage-poids conventionnels, n’est que la seconde variable de l’équation. C’est la configuration des voûtes et des contreforts en soi, en plus de l’accord de ceux-ci avec la morphologie rocheuse, qui donnent à l’ouvrage la puissance de retenue suffisante et assurée, la résistance physique et temporelle. Précisons sa configuration : 214 mètres de hauteur, pour 1,3 kilomètre de crête (sa largeur effective); 13 voûtes, dont 12 voûtes de 75 m de portée et une immense voûte centrale de 162 m de portée et 120 m d’ouverture; 14 contreforts épais de 17 m chacun, implantés en oblique et subordonnés à la morphologie du rocher de fondation. Tout ce qu’il faut pour être premier au monde dans sa catégorie.



Voyage autour du globe

La base de données et galerie internationale d’ouvrage d’art et de génie civil, Structurae, répertorie 42 barrages à voûtes multiples et contreforts dont 39 sont en service, un en démolition (le barrage français de Vezins, datant de 1932, à Isigny-le-Buat [H 36 m x L 278 m]), un désaffecté (le barrage australien de Junction Reefs, datant de 1897, à Blayney Shire, en Nouvelle-Galles du Sud [H 18,3 m x L 131 m]), puis un hors service (le canadien Anyox, datant de 1924, situé en Colombie Britannique [H 42m x L 208m]). Le Canada en compte donc un seul en service, notre barrage Daniel-Johnson.

Si nous nous en tenons aux 10 ouvrages les plus importants de ce type, à la tête desquels figure bien entendu le Daniel-Johnson, qui fait plus de deux fois son plus proche rival, nous en avons 4 en France, 2 au Portugal, puis 1 seul dans chaque pays suivant : les États-Unis, le Japon et l’Algérie.

2e / Aguieira. — Le deuxième en importance est le barrage portugais d’Aguieira, achevé en 1981 par la brésilienne Construções Técnicas (le maître d’ouvrage fut le groupe Energias de Portugal (EDP), dans la municipalité de Penacova, district de Viseu, avec ses 89 m de hauteur et ses 400 m de crête. Crête qui d’ailleurs présente 125 m d’altitude, si on ajoute l’élévation des fondations, ce qui augmente d’autant son réservoir, tout de même assez humble (20 km²) à l’échelle de Manic-5.

3e / Grandval. — Le troisième de la liste est le barrage français de Grandval, dans le Cantal, en Auvergne-Rhône-Alpes. Nous parlons de 88 m de hauteur et d’une crête de 376 m . Terminé en 1960, le maître d’ouvrage et exploitant en est Électricité de France (EDF). À 742 m d’altitude, son réservoir est un lac dit de retenue, long d’environ 28 kilomètres, le lac de Grandval, dominé par deux magnifiques châteaux et enjambé par le viaduc ferroviaire de Garabit, un ouvrage métallique de 1884, long de 565 m, culminant à 122 m au-dessus de la rivière et qui fut à sa construction le plus haut viaduc du monde. Son ingénieur ? Gustave Eiffel.


Les suivants sont de la même eau, si l’on peut dire, très utiles et respectables, mais bien loin du barrage Daniel-Johnson en fait de capacité et de dimension. Nommons-les.

4e / Bartlett. — Le barrage de Bartlett en Arizona, aux États-Unis, sur la rivière Verde [H 83.26 m x L 274,5 m], 1939, conception du U.S. Bureau of Reclamation. Particularités : 10 arches, 9 contreforts et flanqué de 2 barrages-poids.



5e / Okura. — Le barrage d’Okura, à Miyagi, au Japon [H 82 m x L 323 m], complété en 1961. Particularités : barrage à double voûte. Plusieurs rôles hydriques : contrôle des inondations, notamment en terres agricoles, contrôle des eaux d’irrigation, domestiques et industrielles.

6e / Santa Luzia. — Le barrage de Santa Luzia, à Coimbra, au Portugal [H 76 m x L 178 m], achevé en 1942 avec comme maître d’ouvrage le groupe Energias de Portugal (EDP) et construit par sa filiale, la Companhia Eléctrica das Beiras. Particularités : conçu par l’ingénieur français André Coyne (1891-1960), concepteur du pont de Montjean-sur-Loire, en France, réalisé par Leinekugel Lecocq & fils et dont un pylône s’effondra en 1936, puis le reste en janvier 1936. Après avoir incriminé le cahier des charges, le conseil d’État confirme finalement la responsabilité de l’entrepreneur. L’ouvrage fut reconstruit en 1949 par Baudin Chateauneuf, toujours active.

7e / Calacuccia. — Le barrage de Calacuccia, à Calacuccia, en Haute-Corse, France, sur le fleuve Golo [H 72 m x L 265 m], terminé et mis en service en 1968 par Électricité de France (EDF) . Particularités : barrage sur fleuve. En régularisant le débit du Golo, il irrigue la plaine orientale de Corse. D’autre part, il alimente spécifiquement une usine électrique, celle de Sevenzia.

8e / Beni-Bahdel. — Le barrage des Beni-Bahdel, dans la wilaya de Tlemcen, en Algérie [H 54 m x L 350 m], qui compte près de 50 barrages. Ouvrage terminé en 1940, constitué de onze voûtes à convexité vers l’amont et inclinées à 45° en avancée vers l’aval. Conçu à l’origine pour soutenir l’irrigation de la plaine de Marnia, située à quelque 25 km de l’ouvrage, sur la Tafna, il assure aujourd’hui l’alimentation en eau des villes d’Oran et Tlemcen via 36 km de conduites et d’un réservoir tampon. A débordé en 1964 et 2009.

9e / Pannecière-Chaumard. — Le barrage de Panne­cière-Chaumard, sur l’Yonne, en Bourgogne-Franche-Comté, France [H 49 m x L 345 m], dans la région naturelle du Morvan. C’est notre exemple du début d’article. Terminé en 1949, mis en service en 1959, propriété de ETPB Seine Grands Lacs, construit par l’entreprise THEG. Particularités : muni de 12 contreforts. Ses fonctions sont multiples : crues, alimentation en eau, navigation. En aval de l’ouvrage, un second barrage de compensation permet de restituer à l’Yonne un débit constant.

10e / Girotte. — Le barrage de la Girotte, dans la Hauteluce, sur la rivière Dorinet, en Savoie, France [H 48,50 m x L 510 m], conçu par l’ingénieur parisien Albert Caquot (1881-1976), construit par les Entreprises Métropolitaines et Coloniales, terminé en 1948 sous la direction de Léon Dubois (1890-1966), mis en service en 1949. Propriété d’Électricité de France (EDF). Particularités : situé à 1700 m d’altitude. À la fois barrage multi-voûtes et barrage-poids. La raison de sa conception en voûtes multiples, à l’époque, est un manque de ciment; un manque d’acier les a privées d’armature (ce n’est toutefois pas rare dans les barrages à voûtes, qui ne sont pas tous en béton armé). Des points d’appui trop faibles sur le roc ont également décidé de sa courbure verticale et de contreforts dit autostables (dont la stabilité est assurée par eux-mêmes, sans élément de contreventement et notamment par leur poids). Certains de ses piliers sont surmontés de tours d’observation. Sa construction fut freinée par les conditions climatiques en 1944-45, alors qu’il tomba 18 mètres de neige, selon le témoignage d’un ingénieur du projet. ■