MAGAZINE CONSTAS

Génie civil et voirie à Venise

La mission technique 2017 de l'ACRGTQ

Les missions techniques de l’ACRGTQ remontent à 2008, avec des expéditions en Chine (la première mission), à Dubaï, à Londres, puis ce sera l’Italie, l’Espagne, le Brésil, l’Allemagne (Munich et Berlin) avec le Danemark et la Suède et, finalement, de nouveau l’Italie, avec cette mission à Venise.

Par Jean Brindamour

«L’objectif principal de ces missions techniques, indique Me Gisèle Bourque, directrice générale de l’ACRGTQ, est de visiter sur place des ouvrages de génie civil et voirie qui sortent des sentiers battus. Cela consiste en gros à rencontrer des ingénieurs, des entrepreneurs, des architectes, à échanger avec eux, à voir de nouvelles façons de faire et à juger si elles sont importables et si on peut s’en inspirer, à faire du réseautage avec divers intervenants de l’Industrie, en somme à s’instruire. Nous rencontrons également des gens de l’ambassade du Canada ou du consulat, ou encore, s’il y a lieu, de la Délégation du Québec. Nous repartons de ces missions avec un précieux bagage d’informations. »

«MOSE, un projet inédit, colossal, révolutionnaire», ­­­
­— Me Gisèle Bourque

L’ingénieur Pierre Tremblay, directeur adjoint secteur technique à l’ACRGTQ, était du voyage, appelé à s’occuper plus particulièrement du volet technique, tandis que Me Bourque a été davantage attentive au volet politique et associatif. « Les autres participants, commente Me Bourque, sont des entrepreneurs membres de l’ACRGTQ, plusieurs fidèles de mission en mission, d’autres nouveaux de cette année, en tout vingt-cinq personnes pour une mission qui, exceptionnellement, s’est passée en août. C’était la meilleure période pour visiter les infrastructures du projet MOSE. Nous étions venus une première fois, il y a quelques années. Le projet MOSE en était à ses débuts. C’était en février et le bateau n’avait même pas pu accoster à cause du mauvais temps. La deuxième fois a été la bonne, d’autant plus que le projet est beaucoup plus avancé. »

« Le défi, poursuit-elle, est qu’au mois d’août, tout le monde est en vacances en Europe. Cela a été un véritable tour de force, mais nous avons pu organiser d’avance des rendez-vous avec des gens d’affaires; nous avons été accueillis sur les chantiers; des journalistes, des entrepreneurs sont venus. Nous avons pu nous entretenir avec des représentants de notre alter ego pour l’Italie, l’ANCE (Associazione Nazionale Costruttori Edili). »

MOSE. Un projet d’une envergure exceptionnelle

Qu’est-ce donc que ce projet MOSE pour mériter d’être la mire de deux missions techniques. Le projet MOSE (acronyme de MOdulo Sperimentale Elettromeccanico, « module expérimental électromécanique») est un projet véritablement colossal pour protéger la sérénissime Venise des hautes eaux (« acqua alta »). Mosé en italien, c’est aussi Moïse, « sauvé des eaux » par la fille de Pharaon. À la suite de la catastrophe du 4 novembre 1966, on a jugé que Venise était en péril de mort. Entre 1970 et 2002 (année où le Consortium Venezia Nuova a présenté le projet définitif qui intégrait les exigences du ministère des Transports et de l’Autorité portuaire), il y eut consultations, hésitations, tergiversations, projets divers. Le problème était de taille. Les eaux de la lagune s’enfoncent (15 centimètres en cinquante ans) et la lagune perd jusqu’à un million de mètres cubes de sédiments par an. Toutes sortes de causes sont invoquées, naturelles ou d’origine humaine : la construction des môles pour accueillir les grands navires, le creusement du « canal du pétrole » pour permettre le passage des pétroliers à fort tonnage, le tourisme de masse (les grands paquebots qui soulèvent les sédiments), les 6000 puits creusés sous la lagune et autour qui accélèrent l’enfoncement de la ville, et finalement la compression naturelle des sols. « On devrait interdire les bateaux de croisière dans le grand canal, juge Me Bourque. Certains activistes vont jusqu’à se jeter à l’eau pour bloquer les bateaux de croisière. C’est exagéré, mais la plupart des Vénitiens appuieraient une telle interdiction, sauf bien sûr les commerçants, pour qui c’est la manne. »
Finalement, en 2003, le projet MOSE, évalué aujourd’hui à 5,5 milliards d’euros (initialement prévu à 1,8 milliards d’euros) – environ 8,2 milliards en dollars canadiens –, est mis en branle. « Le projet devrait normalement être complété en 2018, signale Me Bourque. On verra. » Un grand scandale financier a mis en cause une centaine de personnes, incluant le maire d’alors Giorgio Orsoni. « Cela a ralenti le projet, mais ne l’a pas sabordé, note la directrice de l’ACRGTQ. Quant aux coûts, plus un projet de construction est d’envergure, plus il comporte de contingences. A fortiori quand il s’agit d’un projet inédit, colossal, révolutionnaire tel que MOSE. » Qu’on y songe : 78 vannes au total sont prévues, disséminées à l’entrée de chacune des trois passes de la lagune (Lido, Malamocco et Chioggia). Ces digues flottantes et articulées s’activeront dès que le niveau des eaux atteindra une certaine importance.

Le conférencier qui a présenté le projet MOSE, l’ingénieur Giovanni Cecconi, est l’ex-directeur du Service d’information du Consortium Venezia Nuova. Il a participé à une construction qui aura duré – si elle se termine bien en 2018 – seize ans. Ce projet, contesté à Venise, a été décidé au niveau national. Il est encore très critiqué par la population locale, et en même temps scruté à la loupe par le reste du monde. Il intéresse les observateurs étrangers à une époque où les changements climatiques multiplieront vraisemblablement des projets plus ou moins analogues. « Nous pourrons nous inspirer de MOSE, par exemple pour résoudre les problèmes que pose l’érosion des berges, croit la directrice de l’ACRGTQ, d’autant plus qu’on jugera concrètement de l’efficacité du système dans un avenir proche. »
« Sur le plan technique, au niveau de l’efficacité, il n’y a aucun problème selon les responsables du projet. Ils sont convaincus que tout fonctionnera bien », ajoute-t-elle. L’ingénieur Pierre Tremblay renchérit : « Ils ont hâte de finir les travaux pour enfin démontrer que ça fonctionne. Pratiquement 90 % du projet est complété. »

« C’est innovateur au niveau mécanique, impressionnant au niveau visuel. Je crois que le système fonctionnera bien dans les marées standards», confie l’ingénieur Pierre Tremblay avec prudence.

Observation d’une charnière, élément de l’un des pivots mécaniques servant au basculement des vannes qui forment la digue du projet MOSE.

Le projet MOSE suffira-t-il seul à sauver Venise ? « Pas à lui seul, répond Pierre Tremblay. Mais MOSE reste une intervention de grande envergure, parmi d’autres interventions plus modestes : des digues, des brise-lames, des petites barrières à l’intérieur de la ville pour empêcher que certains secteurs soient inondés. MOSE se mettra en marche dès que l’eau atteindra 1,1 m. et pourra gérer jusqu’à 3 m. Pour déterminer les niveaux maxima, ils se sont basés sur l’histoire. On le sait, cependant, l’avenir peut nous surprendre. Dans un contexte normal, tout se passera bien. Mais est-ce que ces 3 mètres pourraient devenir obsolètes dans quinze, vingt ou trente ans ? Que faire dans le cas de hautes marées exceptionnelles ? Si MOSE ne suffit pas, le système sera difficile à modifier. » Souhaitons au moins que MOSE ne soit pas le pendant de ce que fut la ligne Maginot dans l’histoire militaire française : une assurance illusoire. Mais ces craintes de l’ingénieur n’empêchent pas les éloges : « C’est innovateur au niveau mécanique, impressionnant au niveau visuel. Je crois que le système fonctionnera bien dans les marées standards. »

Visite de l’intérieur d’un caisson.

Quoi qu’il en soit des critiques, des inquiétudes, des inévitables divisions qu’entraîne nécessairement un projet de l’ampleur de MOSE, cet effort pour contrer la fatalité et sauver « cette pauvre ville qui craque de tous côtés et qui s’enfonce d’heure en heure dans la tombe », disait déjà Balzac au XIXe siècle, a quelque chose de grandiose. « Néanmoins, rétorque Me Bourque, après avoir parlé à des Vénitiens, dont le directeur de l’ANCE, il semblerait que Venise ne soit pas aussi menacée de disparaître qu’on le croit généralement. Des études plus poussées ont démontré que la situation, aussi grave soit-elle, n’est pas si catastrophique qu’on le pense. »

SFMR. Un transport en commun intégré

Un autre projet proprement pharaonique est celui du SFMR (Système ferroviaire métropolitain régional), un système de transport intégré (rail et route) construit dans la région de Vénétie (18 000 km2, 4,9 millions d’habitants). Notons que ce qu’on appelle région en Italie correspond en gros à nos provinces, tandis que les provinces correspondent à nos régions. Le SFMR est un projet de 5,9 milliards d’euros (environ 8,8 milliards$ canadiens), commencé en 1998, et qui devrait être complété dans les prochaines années. Il est impressionnant par son ampleur, son coût, ses effets. « Pas de controverse sur ce projet, souligne Me Bourque; il fait l’unanimité. Il est très original, très moderne aussi. Rien de comparable en Amérique du Nord. Peut-être à Chicago, mais ça n’a pas la même envergure. En Vénétie, ce sont des wagons modernes, facilitant pour les familles. Tout est pensé : stationnement, transport adapté, jusqu’aux poussettes. Il y a une question de philosophie dans un tel projet. » Pierre Tremblay est aussi élogieux : « Ce qui est fascinant dans ce projet, explique-t-il, est qu’on a pris le temps de bien comprendre les besoins des usagers. Les autorités se sont assurées qu’au bout du compte, le service serait là et que le citoyen serait convaincu de laisser l’auto à la maison parce que le bus passerait vraiment aux quinze minutes. » Tout cela nous met loin des débats chaotiques sur le transport en commun au Québec.

Le plus grand musée d’Italie

Venise, c’est aussi un patrimoine artistique extraordinaire. Le plus grand musée d’Italie, le complexe monumental des Galeries de l’Académie, abrite la plus importante collection de peintures vénitiennes de la Renaissance jusqu’au XVIIIe siècle : Bellini, Carpaccio, Giorgione, Véronèse, Titien, Tintoret, Giambattista Tiepolo, etc. C’est l’État qui est le maître d’œuvre de la restauration de ces galeries. Cette restauration demande un respect de l’héritage et du patrimoine. Et un sens esthétique. Selon Me Bourque, ce souci esthétique des Européens en matière d’infrastructures publiques n’a pas encore traversé l’Atlantique. « On n’a qu’à regarder nos ponts. On pourrait faire des ponts magnifiques; l’utile et le beau ne sont pas incompatibles. Mais le souci de la beauté de nos ouvrages d’art est encore embryonnaire, alors qu’en France, en Italie, en Chine, les architectes, les ingénieurs sont entourés de choses de beauté, et gardent ce souci esthétique dans leurs nouvelles constructions. »

Me Bourque est frappée par le souci de la beauté architecturale en Italie, par la volonté de répondre aux besoins de la population, notamment au chapitre du transport en commun. Elle a observé un fait curieux : « À la différence de chez nous, on trouve peu d’entrepreneurs étrangers en Italie. Ce monde se protège entre eux. Peu de restaurants exotiques. On a le sentiment d’une certaine solidarité économique qui va de soi pour eux. »

« Il faut se promener dans la ville en soirée, vers 9 heures 30 ou 10 heures. Il n’y a plus personne dans les rues, qui se déploient comme autant de labyrinthes. Les touristes dorment sur leur bateau de croisière ou dans leur hôtel en banlieue de Venise – car les hôtels à Venise sont hors de prix. On profite alors de cette ville de beauté. Venise est une ville mythique, gorgée d’histoire et de gloire, magique. Cette mission technique a été extraordinaire. Tout le monde était non seulement satisfait, mais enchanté de son expérience », conclut la directrice de l’ACRGTQ.

Un romantique attardé, Maurice Barrès, a évoqué, en 1903, dans La mort de Venise, « une beauté qui s’en va vers la mort ». Il se trompait. En vérité, la Cité des Doges incarne une beauté qui depuis plus de mille ans refuse de mourir. •