De la marge de manœuvre des donneurs d’ouvrage face aux soumissionnaires
Un arrêt de la Cour d’appel illustre son élargissement*
Chronique juridique AVIS DE COUR
Suivant un appel d’offres pour la réalisation de travaux d’aménagement dans le secteur de la traverse à Lévis, l’Entrepreneur se classe plus bas soumissionnaire conforme. La Ville prévoyait donner l’ordre de débuter les travaux le 7 juillet 2014 afin que ceux-ci soient achevés le 16 octobre 2015.
Par Me Jasmin Lefebvre **
Le dossier d’appel d’offres énonçait le droit de la Ville de diminuer ou d’augmenter les quantités des items au bordereau comportant des prix ventilés. En octroyant le contrat à l’Entrepreneur, la Ville se prévaut de ce droit afin de retrancher 500 000 $ en valeur sur le prix soumis. Toutefois, afin d’atteindre ce montant de réduction, la Ville retranche non seulement des quantités sur des postes ventilés, mais aussi deux items à prix forfaitaire qui totalisaient 120 000 $.
Ce faisant, la Ville dérogeait à ce qui était prévu au dossier contractuel.
Par la suite, notamment parce que l’Entrepreneur s’est opposé au retrait des deux postes à prix forfaitaire, des discussions vont avoir lieu jusqu’à la fin septembre en lien avec son objection quant à la portée réduite du contrat. Lors de ces discussions, l’Entrepreneur cherche également à obtenir que les exigences de la Ville en matière de mécanique de fontaine soient rabaissées de manière à lui permettre de retenir un sous-traitant dont le prix était plus compétitif que celui du seul entrepreneur spécialisé qui respectait les exigences originales.
Au cours de ces discussions tenues durant l’été et le début de l’automne, l’Entrepreneur se refuse à reconnaître qu’il est lié par contrat à la Ville.
De guerre lasse, à la fin septembre 2014, juste avant la fin de la durée de validité des offres, la Ville va changer son fusil d’épaule et finalement accepter, telle que déposée, la soumission de l’Entrepreneur. Or, compte tenu de la fin toute prochaine de la période de validité des soumissions, elle somme l’Entrepreneur de confirmer immédiatement qu’elle se considère dorénavant liée par contrat avec elle. Or, vu le refus de l’Entrepreneur de fournir cette confirmation, la Ville se résout finalement à contracter avec le deuxième plus bas soumissionnaire et elle engage des procédures en dommages contre l’Entrepreneur et sa caution afin d’être indemnisée pour le surcoût généré par le fait d’avoir dû contracter avec le deuxième soumissionnaire.
Condamnés en première instance, l’Entrepreneur et sa caution portent le dossier en appel.
Griefs de l’Entrepreneur et de sa caution,
et décision de la Cour d’appel
En appel, l’Entrepreneur a plaidé que la première acceptation formulée par la Ville ne constituait pas une acceptation, mais plutôt une contre-offre qu’il était justifié de rejeter. Par ailleurs, l’Entrepreneur soulignait qu’il avait l’intention de réaliser le contrat découlant de la deuxième résolution, mais que la Ville, en se précipitant pour agir avant la déchéance des offres, l’avait privé du délai de 15 jours dont il disposait pour fournir à la Ville les garanties requises dans le cadre du contrat.
Or, selon la Cour d’appel, vu le comportement de l’Entrepreneur, la Ville était en droit de conclure à son refus d’exécuter le contrat formé par la deuxième résolution. L’Entrepreneur n’a pas indiqué son intention d’accepter de réaliser le contrat tel quel et a plutôt laissé voir qu’il exigeait des modifications. Étant donné ce refus non justifié de l’Entrepreneur de reconnaître qu’il était lié par contrat, la Cour considère qu’il se trouvait en demeure de plein droit, de sorte que la Ville était bien fondée de prononcer la résiliation de son contrat pour cause, en conformité aux règles prescrites dans le Code civil du Québec.
La caution de soumission de l’Entrepreneur invoquait également que la première résolution de la Ville lui octroyant le contrat ne constituait pas une acceptation de la soumission, mais plutôt une contre-offre. Or, selon la caution, cette contre-offre avait pour effet de rendre caduque l’offre initiale, de sorte que le cautionnement devenait invalide et que la réclamation de la Ville fondée sur le cautionnement de soumission ne pouvait donc pas être accueillie.
Tout comme les arguments avancés par l’Entrepreneur, ceux exprimés par la caution furent rejetés. En effet, pour la Cour, la résolution initiale de la Ville constituait une acceptation qui était substantiellement conforme à l’offre de sorte qu’elle était de nature à permettre la formation d’un contrat.
Durant la période d’existence de la première résolution d’acceptation, la soumission de l’Entrepreneur était restée en vigueur. Ainsi, lorsque, par sa deuxième résolution, la Ville a formulé son intention d’accepter purement et simplement la soumission de l’Entrepreneur, la Ville avait encore face à elle une entreprise qui était liée par sa soumission. Cette soumission n’étant pas caduque, le cautionnement qui l’accompagnait continuait de lier la caution et pouvait être invoqué par son bénéficiaire.
Commentaires
Cette décision est une nouvelle démonstration de la grande marge de manœuvre que les tribunaux accordent aux donneurs d’ouvrage face aux soumissionnaires.
Dans le cas présent, sur la base d’une acceptation de la soumission qui dérogeait aux modalités prévues dans le dossier d’appel d’offres, la Ville a maintenu l’Entrepreneur lié à elle pour finalement faire volte-face et accepter l’offre telle quelle, alors que la durée des discussions résultant de la résolution initiale avait eu pour effet de faire glisser l’Entrepreneur vers la période hivernale, ce qui, bien entendu, était à son grand désavantage. ■
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* Groupe Macadam inc. c. Ville de Lévis, 2020 QCCA 13.
** Me Jasmin Lefebvre, LL.M., est associé chez Miller Thomson