10 ans de lois et de réglementation
Entretien avec Me Marie Cossette
Admise au Barreau en 1991, Me Marie Cossette, associée au sein du cabinet Lavery, œuvre notamment dans le domaine du droit de la construction, tout en étant responsable du secteur intégrité d’entreprise. Elle a développé une expertise particulière dans le domaine des commissions d’enquête, ayant été procureure principale pour la Commission Gomery, procureure en chef adjoint pour la Commission Johnson et procureure des officiers de la Sûreté du Québec lors de la Commission Poitras. Me Cossette a également représenté Hydro-Québec devant la Commission Charbonneau.
« Pour certains collègues, il n’y a pas assez de lois et de règlements. Selon eux, la confiance n’est pas revenue, parce que les mesures actuelles ne suffisent pas encore. Moi, je crois qu’il y a eu des mesures concrètes qui auront un effet. »
Par Jean Brindamour
Q. 2009 sera l’année des allégations faites par Radio-Canada concernant des cas de collusions dans la construction. Ce fut le début d’une tempête qui ne s’est calmée que depuis peu. Si vous vous reportez un peu avant, aviez-vous le sentiment qu’une crise se préparait dans la construction ?
R. C’est intéressant cette question. Je ne me souviens plus exactement à quel moment j’ai donné mes premières entrevues à ce sujet. Mais j’ai souvenir que je travaillais alors à Montréal. Cela remonte à 2007 ou 2008. J’avais vécu la crise des commandites, même si c’était une situation différente. Des allégations circulaient et on pouvait pressentir qu’une crise se profilait dans l’Industrie.
Q. En 2007, les lois et la réglementation apparaissaient-elles, aux membres de votre profession, adéquates ou défectueuses ?
R.La Régie du bâtiment avait mis des mesures en place. Il existait des lois, des règlements. Mais la compréhension de ces règlements pouvait donner lieu à une certaine élasticité. Il y avait des zones grises dans les façons de l’appliquer; l’encadrement n’était pas le même qu’aujourd’hui. Pourtant, même si la réglementation était insuffisante, la réflexion éthique et déontologique aurait dû suffire dans la plupart des cas. Elle n’a pas suffi.
Q. En septembre 2009, l’émission Enquête, à Radio-Canada, parle de collusion pour une des premières fois. Cela entraîne la création, dès octobre 2009, par le ministre Jacques Dupuis, de l’opération Marteau. En 2009, c’est l’adoption de la Loi prévoyant certaines mesures afin de lutter contre la criminalité dans l’industrie de la construction (Loi 73) et, en 2010, celle de la Loi modifiant diverses dispositions législatives concernant principalement le processus d’attribution des contrats des organismes municipaux (Loi 76). Ces deux lois amélioraient-elles les choses ou servaient-elles surtout à calmer l’opinion publique ?
R. Oui, bien sûr, ça calmait l’opinion publique. Et l’on sait que le gouvernement Charest résistait à l’idée d’une commission d’enquête. Mais ces deux lois étaient des précurseurs. La Loi 73, adoptée en décembre 2009, a donné plus de pouvoir à la Régie du bâtiment du Québec. Elle pouvait maintenant retirer une licence lorsqu’un des dirigeants de l’entreprise possédait un casier judiciaire. C’était un bon début et cela annonçait la Loi 1.
Avec la Loi 76, adoptée en mars 2010, le gouvernement souhaitait empêcher les fonctionnaires municipaux de divulguer des informations ouvrant la voie au trucage des appels d’offres. Comment à la fois respecter la confidentialité et transmettre l’information ? C’est toujours une question d’équilibre. Les lois et les règlements ne doivent pas trop nuire à l’économie.
Q. L’Unité permanente anticorruption (UPAC) viendra en 2011. Sur la pertinence d’une commission d’enquête, le gouvernement Charest a longtemps hésité, ce qu’on lui a beaucoup reproché. Comme avocate, qu’en pensiez-vous ? L’UPAC n’aurait-elle pas pu suffire pour faire le travail ?
R. Je suis heureuse que vous me posiez cette question. Nous étions peu nombreux à défendre cette position du gouvernement Charest. Je soutenais, moi – et il n’y avait aucune considération d’affiliation politique dans ma position –, qu’elle n’était pas farfelue. Mon point de vue à l’époque était que les institutions, incluant l’UPAC, pouvaient faire le travail. Le problème avec les commissions d’enquête qui portent sur des allégations ayant une connotation criminelle est le risque de contamination des preuves. Il existe un danger de nuire au travail des policiers. La Commission Gomery avait exclu de son mandat certains contrats faisant l’objet d’une enquête de la part de la GRC. Il y eut cependant contamination des preuves dans d’autres cas étudiés par cette commission pour lesquels la GRC a dû reprendre son enquête depuis le début. Je crois qu’à l’époque attendre et réfléchir comment structurer une commission d’enquête de cette envergure étaient une bonne chose. Je me disais aussi que le mandat de la commission était trop vaste, que ça durerait des années. Ça coûte cher une commission d’enquête. Et c’est long. Je ne me suis pas trompée. On en a eu pour trois ou quatre ans. Mais c’est parfois un mal incontournable. Je pense qu’à la fin la Commission Charbonneau a été salutaire.
« Lorsqu’un organisme ad hoc donne ses recommandations, le gouvernement doit prendre le temps de les évaluer. Certaines seront jugées trop théoriques; d’autres considérées pratiques et applicables. On ne peut s’attendre à ce qu’elles soient toutes mises en œuvre. »
Q. En automne 2011, la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction (CEIC) est créée. Elle mettra fin officiellement à ses travaux le 14 novembre 2014. Mais dans la foulée des activités de la CEIC, des mesures furent prises. En 2012, le gouvernement minoritaire péquiste de Pauline Marois a adopté la Loi sur l’intégrité en matière de contrats publics, qui a mené à la création du Registre des entreprises non admissibles aux contrats publics (RENA). La même année, on oblige les entreprises à obtenir une autorisation de l’Autorité des marchés financiers (AMF) pour conclure des contrats publics. Comment jugez-vous ces mesures ?
R. C’était normal et même nécessaire pour tout gouvernement d’intervenir. En plus, pour un gouvernement qui arrivait au pouvoir, c’était payant politiquement. On peut donc comprendre le gouvernement en place. Ses mesures ont été bien accueillies dans l’ensemble. Puisque les valeurs éthiques et sociales n’avaient pas suffi, il fallait réglementer davantage. Les critères objectifs appliqués par l’AMF ne posaient aucun problème. On s’est surtout inquiété de la portion discrétionnaire de ses pouvoirs. Les critères plus subjectifs faisaient peur et les juristes se questionnaient sur la façon dont serait exercé ce pouvoir discrétionnaire. Mais il n’y a pas eu tant de contestation judiciaire. À ma connaissance, entre 2012 et 2017, un seul jugement a conclu à une révision du dossier. Somme toute, l’AMF s’est bien débrouillée. C’est sûr qu’il y eu des délais. Il a fallu un temps d’adaptation. On ne peut pas réclamer une commission d’enquête pour ensuite s’offusquer à cause de mesures qui ralentissent un peu les choses. L’équilibre est toujours difficile à atteindre, qu’il s’agisse d’un gouvernement péquiste ou libéral.
Q. Le Rapport final de la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction (le Rapport Charbonneau) est remis le 24 novembre 2015. Le gouvernement Couillard a-t-il donné suite aux recommandations les plus pertinentes parmi les soixante formulées par ce rapport ?
« Les lois et les règlements ne doivent pas trop nuire à l’économie. »
R. Lorsqu’un organisme ad hoc donne ses recommandations, le gouvernement doit prendre le temps de les évaluer. Certaines seront jugées trop théoriques; d’autres considérées pratiques et applicables. On ne peut s’attendre à ce qu’elles soient toutes mises en œuvre. Le comité de suivi a fait rapport un an plus tard. 15 recommandations sur 60 ont été adoptées; 9 sont en devenir. Parmi les recommandations suivies, la plus importante est la création d’une Autorité des marchés publics (AMP) pour remplacer l’AMF. Le projet de loi 108 qui le prévoit, déposé en juin 2016, est toujours en discussion. Les critiques soutiennent que ce projet ne donne pas assez de pouvoir à l’AMP. Le fait qu’elle n’aurait qu’un pouvoir de recommandation, non coercitif, envers les municipalités est critiqué. On se souvient que la majorité des problèmes soulevés par la Commission Charbonneau se situait au niveau des municipalités. Mais on pourrait éventuellement réajuster cette mesure à l’usage, si le besoin s’en fait sentir.
Q. La Loi 98 a été adoptée récemment, le 6 juin 2017. Que pensez-vous de cette loi ?
R. Elle fait suite à la recommandation de la Commission Charbonneau de mieux encadrer les professions. La recommandation initiale allait jusqu’à vouloir assujettir les entreprises aux mêmes règles que les ordres professionnels, mais cette mesure n’a pas été retenue. La Loi telle qu’elle est oblige les nouveaux membres des divers ordres professionnels, ainsi que les membres de leur C.A. à suivre une formation en matière éthique et déontologique. L’Office des professions, qui voit ses pouvoirs élargis, est présentement en discussion avec les divers ordres professionnels pour ce qui est de la mise en place de cette formation. Cette loi pourrait contribuer à un changement de culture.
Dans la lignée des recommandations du Rapport Charbonneau, il y a également la Loi 87, adoptée le 9 décembre 2016 et mise en vigueur le 1er mai 2017. Elle a pour but d’encadrer la protection des lanceurs d’alerte. En les protégeant de toutes représailles, cela incitera ceux qui en sont témoin à dénoncer les mauvaises pratiques dans les organismes publics.
Si l’on considère ces trois projets de loi (87, 98 et 108), ce serait injuste d’affirmer qu’il n’y a pas eu de suivis. Que ces suivis aient été suffisants ou non peut être sujet à discussion, mais il faut reconnaître que le Rapport Charbonneau n’a pas été tabletté et qu’il contenait des recommandations sensées et fouillées. On verra dans les années à venir ce que cela donnera. On a souvent des attentes irréalistes par rapport à ce qui pourrait être concrètement appliqué.
Regard sur l’avenir
«Je suis une nature optimiste, explique Me Cossette. Pour certains collègues, il n’y a pas assez de lois et de règlements. Selon eux, la confiance n’est pas revenue, parce que les mesures actuelles ne suffisent pas encore. Moi, je crois qu’il y a eu des mesures concrètes qui auront un effet. On verra comment elles seront vécues et appliquées. En parallèle, il faut informer la population sur ces mesures, sans oublier toutefois qu’une portion de la population restera toujours sceptique quoi que l’on fasse. Comme juriste, je ne pense pas qu’il faille ajouter d’autres lois. On doit observer comment les lois nouvellement adoptées vont se comporter concrètement et laisser les gens faire leur travail. Je reviens à mon point principal : il faut en arriver à un changement de culture dans les entreprises et dans l’ensemble de la société. La réflexion éthique doit se faire en amont et s’intégrer petit à petit dans les entreprises. Des mesures concrètes peuvent être adoptées pour qu’en situation de doute, les gens fassent les bons choix ou demandent conseil au bon endroit. Un code d’éthique ou de déontologie est utile dans la mesure où il est connu et respecté. Les entreprises doivent se munir de bons outils. Elles devraient pouvoir établir des règles similaires à celles instituées par la Loi 87 sur les lanceurs d’alerte pour les organismes publics. D’autres mesures seraient bénéfiques : une rotation du personnel, des mécanismes de checks & balances. La personne qui fait partie de l’entreprise doit se sentir interpellée par ces enjeux éthiques, mais il faut des mesures claires et bien publicisées. Et de la formation. C’est là que nous, les conseillers juridiques, on peut aider. On peut travailler avec les entreprises, faire des diagnostics, vérifier et valider les mécanismes, les bonifier, instaurer de nouvelles mesures. » •