De grands projets et d’énormes besoins en main-d’œuvre
Entrevue avec Audrey Murray, à la tête de la CCQ
Réfection du pont-tunnel Louis‑Hippolyte-La Fontaine, REM, remplacement du pont de l’Île-aux-Tourtes, prolongement de la ligne bleue du métro de Montréal… Les gros projets en génie civil et voirie sont et seront nombreux dans les prochaines années et les besoins en main‑d’œuvre, très importants. Pour s’assurer que les salariés seront au rendez-vous, la Commission de la construction du Québec (CCQ) a mis en place différentes stratégies en collaboration avec ses partenaires, le gouvernement, l’industrie et les centres de formation. Portrait statistique de la situation avec Audrey Murray, présidente-directrice générale de la CCQ.
par Stéphane Gagné
Dans l’ensemble du secteur de la construction, les besoins seront de 17000 nouvelles personnes par année pour les 5 prochaines années afin de remplacer celles qui quitteront l’industrie et de répondre à la demande, affirme la présidente-directrice générale de la CCQ, Audrey Murray. « Dans le seul secteur du génie civil et voirie, les besoins en manœuvres seront de 2 000 personnes par année sur 5 ans. » En situation de pénurie de main-d’œuvre, le défi est donc énorme.
Les hauts salaires versés à la main-d’œuvre en génie civil et voirie pourraient toutefois être un facteur attractif. En 2023, le salaire horaire moyen était de 52,04 $, soit le deuxième meilleur taux horaire après celui du secteur industriel (54,57 $). Notons qu’en 2014, ce salaire horaire était de 43,42 $.
Des coups de sonde révélateurs
Les employeurs sont conscients des défis à relever, comme le démontre le dernier sondage portant sur les difficultés de recrutement (dont les résultats s’appliquent aussi au secteur du génie civil et de la voirie), réalisé à l’automne 2023 par la CCQ. À la question « Quels sont les trois grands obstacles qui nuisent au bon fonctionnement et à la rentabilité de votre entreprise ? », les aspects relevés concernent directement ou indirectement la main-d’œuvre, soit la compétence et la qualité de la main-d’œuvre (50 %), la difficulté à l’embaucher (44 %) et l’augmentation des coûts de construction (matériaux et salaires, à 43 %).
Dans le seul secteur du génie civil et voirie, les besoins en manœuvres seront de 2000 personnes par année sur 5 ans.
— Audrey Murray, CCQ
Une autre question posée aux employeurs fait ressortir des tendances, qui demeurent tout de même préoccupantes. La CCQ a demandé : « Au cours de la dernière année, quelles ont été les conséquences des difficultés de recrutement pour votre entreprise ? » Parmi les réponses, trois éléments concernent la main-d’œuvre : le départ d’employés de l’entreprise (23 %), la baisse de motivation des employés (22 %) et l’augmentation du nombre d’heures travaillées par les employés (15 %).
Attirer les femmes dans le secteur
Dans les métiers de la construction, les femmes sont très peu nombreuses. Le sous-secteur du génie civil et de la voirie ne fait pas exception à cet état de choses. En 2023, on y comptait 1144 femmes et 43 378 hommes, soit 2,56 % du total.
Chose encourageante, depuis l’adoption en 2015 du Programme d’accès à l’égalité des femmes dans l’industrie de la construction (PAEF), leur nombre augmente chaque année. En 2023, 9,5 % des nouvelles entrées dans le secteur étaient des femmes. Cette année-là, 7500 femmes ont travaillé sur les chantiers. Cela représente 3,8 % de la main-d’œuvre totale. Selon le portrait statistique de la CCQ intitulé Les femmes dans la construction, on constate toute une évolution au fil des années, car, en 2008, les nouvelles entrées étaient de 2,4 %, et le nombre de femmes sur les chantiers n’était que de 1730.
Le Programme pour la formation des femmes en entreprise (PFFE) est un autre moyen d’attirer la main-d’œuvre féminine dans le secteur. Grâce au PFFE, les entreprises qui embauchent une femme peuvent recevoir un maximum de 10 000 $ pour une année à titre de subvention salariale.
Garder les femmes en emploi reste toutefois un défi. « En construction comme en génie civil et voirie, 55 % des femmes quittent le secteur après 5 ans, déplore Audrey Murray. Les principaux motifs d’abandon sont le climat de travail, la conciliation travail-famille et les difficultés d’exercice du métier. »
Au chapitre du climat du travail, un sondage publié en 2021 par la CCQ révélait que 35 % des travailleuses disaient avoir vécu des situations de discrimination liées à leur sexe ou à leur ethnie et que 22 % des femmes affirmaient avoir été victimes d’intimidation ou de harcèlement sexuel ou psychologique.
Avec l’objectif de retenir un nombre plus grand de femmes en construction, la CCQ amorcera cette année des travaux avec ses partenaires dans le but d’adopter un nouveau PAEF. L’objectif est de proposer des solutions afin de contrer les facteurs d’abandon des femmes et d’aller plus loin en matière d’attrait, de rétention, de développement du parcours et d’amélioration du climat de travail.
Une des premières étapes de cette révision du PAEF consiste à diffuser un sondage auprès des travailleuses étant actives et ayant quitté l’industrie. Et cela, afin de mieux comprendre les facteurs de maintien en emploi et d’abandon, de même que les mesures à prendre pour augmenter leur contribution au secteur. Les constats de cette étude serviront à alimenter la prochaine mouture du PAEF. À l’étape suivante, les entreprises seront également sondées afin de tenir compte de leur point de vue.
Des éléments du projet de loi no 51, qui vient moderniser l’industrie de la construction, vont permettre de reconnaître l’expérience et les diplômes des personnes issues de l’immigration.
— Audrey Murray, PDG de la CCQ
Les hauts salaires offerts en construction pourraient-ils jouer un rôle dans l’attrait qu’exerce ce milieu sur les femmes ? Possible, mais les statistiques annuelles de la CCQ (2021) révèlent tout de même une disparité entre les femmes et les hommes à ce chapitre. Comme compagnon, le salaire annuel moyen d’une femme était de 50 333 $ alors que celui d’un homme était de 57 348 $. La même disparité est présente aussi du côté des apprentis. Les femmes y avaient un salaire annuel de 21 810 $, alors que celui des hommes était de 29 436 $.
Attirer davantage de gens issus de l’immigration
Dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre, la CCQ s’intéresse aussi à l’apport des gens issus de l’immigration. Selon l’Institut du Québec, 11 % des travailleurs en construction en 2023 proviennent de l’étranger. Ce pourcentage est l’un des plus faibles au Canada, loin derrière l’Ontario et la Colombie-Britannique, des provinces qui ont chacune un taux de 29 %. La PDG de la CCQ mentionne qu’un plan d’action sera annoncé cette année pour hausser ce taux. « Des éléments du projet de loi no 51, qui vient moderniser l’industrie de la construction, vont permettre de reconnaître l’expérience et les diplômes des personnes issues de l’immigration. » Cette loi permettra aussi de faciliter les choses pour les gens des Premières Nations et les Inuits.
C’est que les membres des peuples autochtones sont très peu nombreux dans le secteur de la construction. En avril 2024, la CCQ dénombrait 229 nouvelles entrées dans le secteur sur un total de 15 712 en 2023. « Notre cible pour 2024 vise à ce qu’il y ait 1 % de la main-d’œuvre totale qui soit des gens des peuples autochtones », dit Audrey Murray.
Les choses évoluent d’ailleurs dans ce dossier. La CCQ, en collaboration avec les associations syndicales et patronales, a poursuivi la démarche d’élaboration de son plan d’action pour l’intégration des Autochtones dans l’industrie de la construction. Une étape importante du plan a été franchie en décembre 2023, alors que les 12 mesures sous la responsabilité de la CCQ ont été adoptées par le conseil d’administration de l’organisation. Ces mesures comprennent notamment la promotion des métiers de la construction dans les communautés, un ajustement de l’offre des services d’information, d’accompagnement et de soutien de la CCQ, et la création d’outils pour faciliter le maillage entre la main-d’œuvre et les entreprises.
Audrey Murray croit que la main-d’œuvre autochtone pourrait tirer parti des projets en génie civil et voirie qui se situent souvent en région et près de leurs communauté.
Des formations accélérées
Ainsi, quatre corps de métier profitent d’une formation plus rapide aboutissant à l’obtention d’une attestation d’études professionnelles (AEP). Trois d’entre eux (ferblanterie, conduite d’engins de chantier et charpenterie-menuiserie) bénéficieront au secteur du génie civil et de la voirie.
Enfin, la CCQ a aussi lancé une démarche pour accroître les formations en alternance travail-études avec des institutions d’enseignement et les entreprises.
Audrey Murray croit que ces mesures aideront l’industrie à tendre vers une plus grande mixité de la main-d’œuvre, tout en favorisant l’intégration de nouveaux travailleurs alors que les besoins sont immenses, à mener à bien les grands projets actuels et à poursuivre la transition énergétique déjà amorcée. ■