MAGAZINE CONSTAS

Le Tower Bridge et son temps

Un pont impérial

En 1894, la vénérable reine Victoria règne depuis 57 ans. L’Empire britannique, sur lequel le soleil ne se couche jamais, est à son zénith. Un jeune écrivain déjà célèbre, Rudyard Kipling, exalte alors avec génie la primauté impériale et anglo-saxonne. C’est d’ailleurs en cette même année 1894, qu’il publie le premier Livre de la Jungle. Son ami, Arthur Conan Doyle a déjà créé en 1891 le personnage de Sherlock Holmes. Voulant s’en débarrasser, il l’élimine en décembre 1893, par une chute qui ne fut mortelle, malgré les efforts de l’auteur, qu’en apparence. Sherlock Holmes reviendra en 1901, huit ans plus tard, pour de nouvelles aventures.

Par Jean Brindamour

Huit ans, ce fut le temps qu’il fallut pour réaliser cette œuvre monumentale de 65 mètres de haut et de 244 mètres de long : le Tower Bridge qui traverse la Tamise près de la tour de Londres. John Wolfe Barry, l’ingénieur qui l’a conçu en collaboration avec l’architecte Horace Jones, souligne dans un exposé publié en 1894 (The Tower Bridge. A Lecture) que le Tower Bridge n’est pas un pont ordinaire, la structure et sa machinerie ayant exigé les travaux les plus élaborés et les plus compliqués.

Tout le monde l’a vu au moins en photo. Trois travées et quatre tours, formées de structures métalliques habillées de maçonnerie.

Construction du Tower bridge. Tests de poids des bascules.

 

L’ouvrage avait tout pour durer

Voici les quantités totales des divers matériaux employés dans la construction du pont et de ses approches :

  • Béton : 56 574 mètres cubes.
  • Briques : 45 106 mètres cubes.
  • Maçonnerie de pierres : 11 043  mètres cubes.
  • Pavage en granit et bordures : 3962,6 tonnes.
  • Pavage en bois : 4765,75 mètres carrés.
  • Pavage des trottoirs : 7943 mètres carrés.
  • Ciment Portland : 20 321 tonnes
  • Fonte : 1524 tonnes (caissons et machinerie non compris).
  • Fer et acier forgé : 11 481 tonnes (caissons et machinerie non compris).
Schéma de l’une des grandes tours. source : Le Génie civil : revue générale des industries françaises et étrangères du 28 août 1897, p. 274

Sur le béton en particulier, le numéro du 11 novembre 1893 de Génie civil : revue générale des industries françaises et étrangères (une mine d’or sur le génie civil de la fin du XIXe siècle à la première moitié du XXe) précise sa composition et la façon de le couler et de l’étaler : « Le béton employé était composé de six parties de gravier de la Tamise pour une partie de ciment de Portland […]. On le descendait dans des bennes jusqu’à la place où il devait être coulé. Les grues ne pouvaient cependant pénétrer dans toutes les parties de la fouille, et des hommes placés dans le fond transportaient les récipients pleins de béton, afin d’éviter autant que possible de l’étendre au râteau. Le béton se disposait par couches régulières de 45 centimètres environ d’épaisseur. » L’auteur anonyme de l’article tire ses informations d’une communication à la Société anglaise des Ingénieurs civils de G. E. W. Cruttwell, l’ingénieur résident qui a dirigé les travaux de main de maître tout au long de la construction du Tower Bridge (5 entrepreneurs principaux et 432 ouvriers ont participé à ces travaux).

Construction du Tower bridge. Érection des tours.

 

L’ouvrage et son système hydraulique

Tout le monde l’a vu au moins en photo. Quatre tours, formées de structures métalliques habillées de maçonnerie (deux grandes, deux petites), trois travées, l’une rattachée à la petite tour sur la rive sud, l’autre sur celle de la rive nord. La travée centrale, comprise entre les deux grandes tours, peut s’élever ou s’abaisser comme un pont-levis, la passerelle située au-dessus étant piétonne. Jusqu’en 1976, les mouvements de levée et de descente des bascules du Tower Bridge étaient obtenus au moyen de machines hydrauliques qui actionnaient un système d’engrenages. John Wolfe Barry, dans la brochure déjà citée, note qu’une pompe hydraulique permettant de soulever la travée centrale possède la capacité de refouler l’eau par une pression de 850 livres par pouce carré. Pour donner une idée de cette puissance, l’ingénieur donne en exemple la vapeur nécessaire pour faire mouvoir les locomotives qui n’atteint guère, signale-t-il, qu’un cinquième de cette pression.

Le fameux pont dans toute sa splendeur.

 

Des pompes, situées du côté sud de la Tamise, étaient actionnées par deux machines à vapeur de la force de 360 chevaux. Naturellement, des accumulateurs furent nécessaires à cause du fonctionnement intermittent du pont. Ils emmagasinaient l’énergie produite par les machines à vapeur et la restituaient lorsque nécessaire. Six accumulateurs étaient alors en fonction. Aujourd’hui, l’électricité a remplacé la vapeur.

Ce chef-d’œuvre, à la fois archaïsant par son style néogothique et innovant par sa technologie, est-il beau ou laid ? Le grand romancier Henry James l’a qualifié de « hideous historical kitsch ». Mais le kitsch allié à la puissance n’est-il pas une prérogative impériale ? Le Tower Bridge reste le pont par excellence de Londres, sinon de l’Occident, celui que les cartes postales célèbrent sans cesse et que les photographes amateurs ne manquent jamais de poser, nuit et jour, beau temps ou mauvais temps.

Une prophétie de trop

Dans la chronique « Courrier de Londres », publiée dans Le Figaro du 2 juillet 1894, et qui fut rédigée le 30 juin 1894, le jour même de l’inauguration du Tower Bridge, le chroniqueur signant « Parisian », conclut son article sur le « pont de la Tour » par une comparaison avec le London Bridge : « Mais le pont de Londres est en granit et le pont de la Tour est en fer; dans quarante ans, âge moyen qu’atteignent les constructions métalliques, le pont de la Tour aura disparu ». 113 ans plus tard, cette prophétie fait sourire. Son rival, le London Bridge, érigé en 1831, avait beau être en granit, il s’est lentement affaissé et a dû être démonté en 1969. Et le « pont de la Tour » a maintenant 73 ans de longévité de plus que ce que lui prédisait le prophète en herbe. Quant au nouveau London Bridge, inauguré en 1973, il ne peut tout simplement pas rivaliser avec son puissant concurrent. •