Plus d’un siècle d’histoire pour un pont emblématique
Emblème de la capitale québécoise, le pont de Québec a soufflé 107 bougies cette année. Rétrospective sur plus d’un siècle d’histoire, parsemé d’embûches, de réussites et de mystères.
par Marie-Ève Martel
Alors que le réseau ferroviaire prenait de l’expansion au Canada, essor prometteur pour le transport de marchandises et de personnes, le pont de Québec a été conçu à la fin du 19e siècle afin de relier les deux rives du Saint-Laurent, non loin du cap Diamant, et de faciliter les transits vers les chemins de fer américains.
«C’est un monument déjà, en partant, souligne Jean-Louis Vallée, président de la Société d’histoire de Sillery. Au départ, c’est le lien qui va se faire entre la Rive-Sud et la Rive-Nord de Québec, deux secteurs qui se sont développés jusque-là en parallèle.»
C’est l’ingénieur américain Theodore Cooper qui fut chargé de concevoir l’imposant ouvrage de fer, son projet devançant celui du célèbre Gustave Eiffel.
Le 2 octobre 1900, le premier ministre sir Wilfrid Laurier pose la pierre angulaire du projet d’infrastructure marquant la construction du plus important pont de son genre par la Quebec Bridge and Railway Company.
«C’est un grand projet pour le gouvernement du Canada et pour le gouvernement du Québec, qui veulent mettre de l’avant la capacité des ingénieurs et des ouvriers d’ici de construire de grandes choses», souligne Jean-Louis Vallée.
Deux désastres
Le 29 août 1907, l’impensable se produit: une part importante de la structure du pont s’effondre, entraînant dans la mort 75 ouvriers, dont 33 travailleurs autochtones, et en blessant de nombreux autres.
«Parmi les victimes, on compte un grand nombre de Mohawks [de la région de Kahnawake], rappelle M. Vallée. À cette époque, on croyait qu’ils ne souffraient pas du vertige.»
Pour honorer la mémoire des travailleurs mohawks décédés ce jour-là, une croix faite avec des pièces d’acier de la structure effondrée a été dressée dans le cimetière de Kahnawake et s’y trouve toujours aujourd’hui.
Deux années sont nécessaires pour retirer les débris du fleuve. Une Commission royale d’enquête met en lumière le fait que l’ingénieur en chef John Deans avait été informé de membrures tordues, mais avait tout de même autorisé la poursuite des travaux.
La construction reprend en 1913 avec pour objectif de doter le pont de travées plus robustes.
Un autre désastre s’abat sur le chantier trois ans plus tard. Alors qu’il ne manque que la partie centrale du pont, la structure tombe dans le fleuve au moment de la rattacher aux deux bras cantilever, tuant 13 personnes et en blessant 14 autres.
Encore aujourd’hui, des débris de cet effondrement gisent au fond du Saint-Laurent.
Cet accident s’explique entre autres par des erreurs de calcul sur le poids réel du pont par rapport à sa future capacité portante.
Un sauvetage en eaux glacées
Alors qu’il n’était même pas encore inauguré, le pont de Québec a été le théâtre d’un sauvetage inouï, le 3 décembre 1917. Ce jour-là, un des petits navires étant remorqués sur le fleuve par Le Druid s’est échoué après avoir été malmené par de forts vents, écrit Michel L’Hébreux, défunt auteur de Curieuses histoires du pont de Québec (Septentrion). N’eût été de Patrick O’Brien, un des plus anciens employés du pont, cet accident aurait pu entraîner des conséquences funestes. En lançant aux naufragés des cordes, qu’il a ensuite attachées à une grue, il est parvenu à extirper les cinq hommes hors des eaux glacées du Saint-Laurent.
Un symbole patriotique
À la fin de sa construction, en 1917, le pont de Québec est réputé pour être le plus long ouvrage de son genre (cantilever). Ce serait encore le cas aujourd’hui, souligne Jean-Louis Vallée. «Il faut dire que ça ne se construit plus, ce genre de pont là», précise-t-il.
Comme la Première Guerre mondiale bat encore son plein, l’inauguration officielle du pont n’a lieu que deux ans plus tard, le 22 août 1919, en présence du prince de Galles, qui deviendra par la suite le roi Édouard VIII.
«Le fait de l’inaugurer après la guerre a aussi pour effet de mousser la ferveur patriotique des gens, et le pont de Québec, en ce sens, sert de symbole», mentionne le président de la Société d’histoire de Sillery.
Le pont intègre le giron du Canadien National lors de la création de la société d’État en 1923.
Une voie vers l’essor économique
La création d’un lien entre les deux rives du fleuve à la hauteur de la région de Québec contribue, d’une part, à l’essor économique de la région, voire de la province et du pays et, d’autre part, au développement urbain et démographique de ce secteur.
«Le pont de Québec est une voie ferroviaire d’importance au 20e siècle, souligne M. Vallée. Les marchandises transitent par là pour aller d’un côté ou de l’autre de la province ou vers les États-Unis. Cela permet l’exportation.»
En 1929, l’ajout d’une voie carrossable à péage permet aux citoyens d’aller et venir entre les deux rives.
Le 24 janvier 1996, le gouvernement du Canada reconnaît le pont de Québec comme lieu historique national, lui conférant ainsi son statut de pont le plus significatif de l’histoire du génie civil au Canada.
«Les campagnes de la Rive-Sud se vident, et des familles, originaires de Lotbinière ou de Kamouraska, par exemple, choisissent de venir s’établir dans les nouveaux quartiers de Sainte-Foy, dans les années 1950», raconte Jean-Louis Vallée.
Un pont reconnu dans le monde
Le 23 mai 1987, l’American Society of Civil Engineers attribue au pont de Québec le titre de Monument historique international du génie civil. À ce moment-là, seules quatre autres réalisations avaient reçu cet honneur dans le monde.
Une structure mal-aimée
Dans les dernières années, l’entretien déficient du pont de Québec a beaucoup fait la manchette.
La structure, qui est passée aux mains d’une entreprise américaine lorsque cette dernière a acquis le CN en 1995, est laissée à elle-même. «Tant que les trains peuvent passer sans danger, l’entretien du pont n’est pas une priorité pour ses propriétaires, et le gouvernement n’a plus un mot à dire», déplore M. Vallée.
La peinture défraîchie du pont, qui laisse entrevoir de la rouille, fait craindre le pire aux résidents de la grande région de Québec. «Les gens commencent à dire qu’il n’est pas beau, que le pont est dangereux, relate Jean-Louis Vallée. C’est une image qui devient très forte dans l’imaginaire populaire.»
«C’est évident qu’un amas de rouille, ce n’est pas extraordinaire, convient le président de la Société d’histoire de Sillery. Mais les analyses disent que le pont est encore en très bon état.»
En septembre 1916, un groupe d’inspecteurs au chantier de construction de la structure d’une des travées.
Le tout a mené à une saga judiciaire sur le partage de la facture de l’entretien du pont, entre les gouvernements provincial et fédéral et le CN. En 2005, le CN cesse les travaux de réfection du pont alors que plus de la moitié ne sont pas achevés. Le litige a pris fin neuf ans plus tard.
En 2021, Ottawa s’engage à reprendre possession du pont. Une entente est conclue en mai 2024: le pont de Québec redeviendra propriété publique pour la somme symbolique de 1 $. La date de prise d’effet? Le 30 septembre 2024.
Une chose est certaine, aux yeux de Jean-Louis Vallée : le pont de Québec est là pour de bon. «Même s’il a bien du vécu, j’ai l’impression que si, un jour, il était décidé que le pont de Québec serait démoli, les Québécois s’y opposeraient, car c’est un élément incontournable de leur paysage et de leur histoire.» ■