La chaîne d’approvisionnement Enjeux et impacts sur la construction
« En anglais, on dit « the perfect storm » : c’est la tempête parfaite qui s’est produite ces derniers trois ans. (…) La situation s’est un peu améliorée depuis six mois. Mais il est clair que les effets de la pandémie ne se sont pas dissipés. » — Sean Boyer
On le sait, la chaîne d’approvisionnement s’est pratiquement rompue pendant la pandémie. Les choses reviendront-elles comme avant ? Constas s’est entretenu avec deux spécialistes de l’approvisionnement chez Pomerleau, Guillaume Auclair, directeur principal, Logistique, équipements et approvisionnements, et Sean Boyer, directeur pré-construction.
Par Jean Brindamour
Jean Brindamour : Est-ce que les problèmes liés à l’approvisionnement se sont complexifiés au cours des 20 dernières années ?
Sean Boyer : Dans notre industrie, nos projets ont pris beaucoup d’ampleur, sont devenus plus gros, plus complexes qu’ils l’étaient il y a vingt ans. Le vieillissement des infrastructures a aussi fait en sorte que les besoins se sont accrus, surtout ces dix dernières années.
Guillaume Auclair : Vous avez parlé de complexité, mais toutes les spécifications se sont complexifiées. Les équipements que l’on utilise également. La pénurie de la main-d’œuvre est aussi une cause de complexification. Les délais de livraison en sont une autre. C’est tout l’écosystème de l’Industrie qui s’est spécialisé et complexifié.
JB : Plus récemment, les difficultés liées à l’approvisionnement ont-elles empiré avec la pénurie de main-d’œuvre, la pandémie, l’inflation, les conséquences des troubles géopolitiques sur l’offre, etc.?
SB : Vous avez énuméré de très bons points. En anglais, on dit « the perfect storm » : c’est la tempête parfaite qui s’est produite ces derniers trois ans. Depuis deux ans, on a connu de sérieux problèmes d’approvisionnement pour certains produits et certains matériaux. La situation s’est un peu améliorée depuis six mois. Mais il est clair que les effets de la pandémie ne se sont pas dissipés.
JB : Les choses se sont améliorées ?
SB : Oui. Même si l’inflation est encore présente, il y a maintenant une certaine stabilité sur les coûts des matériaux. Bien sûr, les délais de livraison restent élevés. On n’est pas revenu à ceux qui prévalaient avant la pandémie. Quant à la pénurie de la main-d’œuvre, elle est toujours d’actualité.
On a changé nos méthodes de planification. Avant, on avait tendance à commencer par la démolition, puis l’excavation. On priorisait moins certains contrats. Mais lorsqu’on a pris conscience que certains projets étaient plus à risque du côté de l’approvisionnement, on a pris soin de se dépêcher de les déployer. — Sean Boyer
GA : Les choses se sont améliorées aussi parce que nous planifions mieux, beaucoup plus en amont des projets. Il a bien fallu s’adapter à ces nouvelles situations.
JB : Une chaîne d’approvisionnement implique une dépendance réciproque : si le fournisseur de votre fournisseur ne fournit pas à temps un produit quelconque, c’est toute la chaîne qui en souffre, ce qui inclut votre propre client. J’imagine que l’approvisionnement est un département stratégique dans une entreprise comme Pomerleau. Je me trompe ?
GA : Ce n’est pas juste un département, il s’agit d’un enjeu global pour toute l’entreprise. Plusieurs départements, en plus de l’approvisionnement, sont imbriqués dans cet enjeu : l’estimation, les projets, etc. C’est parce que c’est névralgique qu’on consacre du temps pour définir la meilleure façon de faire les choses. On a mis un effort particulier chez Pomerleau dans tout ce qui est approvisionnement, de A à Z.
SB : Vous parliez de dépendance réciproque. On inclut aussi nos partenaires pour résoudre les problèmes d’approvisionnement. Ils sont essentiels au succès de nos projets : nos fournisseurs ont tous un rôle à jouer et ils nous ont beaucoup aidés ces dernières années.
JB : Vos partenaires vous tenaient au courant de leur situation ?
SB : Oui. Quand tu sais ce qui se passe, tu peux réagir. Si tu apprends à temps qu’un produit ne sera pas disponible avant six mois ou un an, tu peux t’asseoir avec tes partenaires et avec tes clients et chercher un produit alternatif qui te permettrait de respecter les échéanciers.
JB : Plus spécifiquement, est-ce que les délais de livraison se sont allongés ?
GA : Dans certains cas, les délais se sont allongés de plus de 50 %. Le secteur des équipements a été particulièrement touché. On se souvient des problèmes que les fabricants d’équipements et de véhicules ont connus. Ces délais plus longs nous ont conduits à changer nos méthodes de travail. On a revu toutes nos manières de planifier certaines acquisitions pour tenir compte de l’allongement des délais.
On va stocker pour des éléments essentiels. Mais les pistes de solution – je parle ici pour l’entreprise Pomerleau – ont consisté bien davantage dans la communication avec nos clients, nos partenaires, nos fournisseurs et dans la planification qu’on a mise en place. Oui, on a stocké, mais les solutions durables ont clairement été dans d’autres directions. — Guillaume Auclair
Comme Sean l’a noté, il y a certaines commodités où les délais sont revenus un peu à la normale et on peut se permettre dans ces cas-là un petit peu plus de latitude, moins de pression sur la distribution et moins de stockage. Mais du côté de l’équipement, c’est clair qu’on rencontre des délais encore élevés.
JB : Et les conséquences de la situation géopolitique mondiale sur l’approvisionnement ?
SB : Il n’y a pas que la guerre en Ukraine. De graves problèmes d’approvisionnement peuvent être d’origine climatique ou environnementale : les feux de forêt et les inondations dans l’Ouest canadien et américain ont impacté le prix du bois; les froids intenses au Texas ont provoqué des fermetures d’usine qui ont généré des difficultés d’approvisionnement.
JB : La rareté de la main-d’œuvre a-t-elle un impact sur l’approvisionnement ?
GA : Je vois deux problèmes que nos fournisseurs doivent affronter avec la pénurie de main-d’œuvre. Évidemment, leur capacité de distribuer par manque de personnel pourrait être diminuée. Mais en second lieu, il y a l’expertise que nos fournisseurs risquent de perdre lorsque le roulement de personnel est trop grand et que des employés d’expérience quittent. On obtient plus facilement un service rapide quand on a affaire à des gens d’expérience. Mais on peut compenser en faisant profiter le personnel moins expérimenté de notre propre expérience.
JB : Les entreprises doivent-elles stocker davantage ?
GA : On va stocker pour des éléments essentiels. Mais les pistes de solution – je parle ici pour l’entreprise Pomerleau – ont consisté bien davantage dans la communication avec nos clients, nos partenaires, nos fournisseurs et dans la planification qu’on a mise en place. Oui, on a stocké, mais les solutions durables ont clairement été dans d’autres directions. On communiquait avec nos fournisseurs. On cherchait à s’aider mutuellement. Eux pouvaient mieux planifier et même stocker un produit en quantité parce qu’ils savaient que nous en aurions besoin. La collaboration et la communication sont une grande partie de la solution.
SB : On a changé nos méthodes de planification. Avant, on avait tendance à commencer par la démolition, puis l’excavation. On priorisait moins certains contrats. Mais lorsqu’on a pris conscience que certains projets étaient plus à risque du côté de l’approvisionnement, on a pris soin de se dépêcher de les déployer.
JB : Peut-on introduire la notion de productivité comme une piste de solution ?
GA : Oui, si on considère que la productivité, c’est de faire les bons choix, de mieux planifier et finalement de mieux performer. Il le faut si l’on veut parvenir à livrer dans les mêmes délais qu’avant malgré la fragilisation de toute la chaîne d’approvisionnement.
JB : Depuis quand Pomerleau utilise-t-elle des plateformes numériques de gestion de son approvisionnement ?
GA : Cela fait un bon bout de temps. Je dirais qu’une étape importante a été franchie vers la fin de 2008, lorsque Pomerleau a adopté un système « ERP* ». C’est alors qu’on s’est mis à mieux mesurer nos approvisionnements et qu’on s’est donné la capacité d’obtenir des statistiques, de savoir rapidement combien a coûté un produit ou combien on en a acheté cette année. Avant 2008, on se servait d’un système de commandes, mais il ne permettait pas d’obtenir facilement des statistiques. Maintenant, on a des historiques clairs, l’on sait où l’argent est dépensé, pour quel projet, dans quelle région, dans quelle catégorie, pour quel fournisseur. Toute la gestion de nos données est automatisée.
Pour la gestion des requêtes, on s’est muni d’un système maison. On est capable, grâce à lui, de mesurer les délais pour une requête de chantier. Tout est numérisé au jour le jour de la demande. On sait ce qui se passe, ce qui est commandé et le temps qui nous est donné pour livrer au chantier.
JB : Quels avantages comportent ces plateformes numériques ? Contribuent-elles à réduire les délais de livraison ? La logistique en est-elle facilitée ? Le suivi, la transparence et la cohérence des acquisitions en sont-ils améliorés ?
GA : Je réponds oui à toutes vos hypothèses. Ces plateformes nous aident à comprendre de façon globale nos requêtes. On sait que cette semaine, dans l’ensemble de nos chantiers au Canada, on a commandé telle quantité de tel produit. Ça nous permet plus d’efficacité dans notre logistique. Si cinq chantiers demandent le même produit, on consolide la commande au lieu d’y aller avec plusieurs. On est également capable de prévoir nos besoins, d’analyser les volumes, etc.
JB : Croyez-vous que la situation de la chaîne d’approvisionnement dans l’industrie de la construction se stabilisera bientôt ?
SB : En ce qui concerne la disponibilité des matériaux et des produits, je suis optimiste. Je crois que la situation se stabilisera dans la prochaine année. Ce fut difficile ces derniers deux ans, parce que des industries ont dû redémarrer au niveau mondial. On a tous écopé. Mais il reste des inconnus. La guerre qui perdure pourrait ébranler la chaîne d’approvisionnement et les réglementations, en Chine, en Europe, aux États-Unis, pourraient aussi nous affecter.
GA : Je suis d’accord. La situation peut se stabiliser, mais il n’y a aucune garantie. Une chose est certaine : on est une industrie qui s’adapte. On l’a constaté au cours des dernières années. Moi, j’ai vu Pomerleau, mais aussi nos compétiteurs s’adapter et continuer à livrer des projets. Je pense qu’on réussira à s’adapter et c’est justement une de nos valeurs chez Pomerleau : l’adaptabilité. ■
* Un système ERP (abréviation de Enterprise Resource Planning) est un type de logiciel de gestion, servant notamment aux achats et aux opérations relatives à la chaîne d’approvisionnement.