MAGAZINE CONSTAS

MORANDI : un pont à reconstruire

Le 5e pont à s’effondrer en 5 ans en Italie

 « Une infrastructure vieillissante est un véritable défi », souligne Barry Colford, vice-président d’Aecon.

Le mardi 14 août 2018, une partie du viaduc Morandi, construit dans les années 60 et qui enjambait la vallée et la rivière Polcevera à Gênes (Italie), s’est effondrée, entraînant véhicules et passagers, travailleurs et vacanciers, dont quatre enfants parmi les 43 victimes. Au dessous, la zone industrielle était heureusement presque vide pour le congé du 15 août. Du nom de son architecte Riccardo Morandi, ce pont est une institution à Gênes. Seul axe routier contournant la ville portuaire, des milliers de véhicules l’empruntaient chaque année. Son arche centrale, longue de 210 mètres, a cédé ce jour-là. État des lieux huit mois plus tard…

par Michel Joanny-Furtin



En raison du relief entre mer et montagne de la région de Gênes, l’autoroute est ponctuée de viaducs et de tunnels. Construit entre 1963 et 1967, le pont Morandi était constitué d’un viaduc à poutres et d’un viaduc multi-haubané de quatre travées hautes chacune d’environ 80 mètres. Caractéristique des ponts à haubans construits par Riccardo Morandi, le tablier situé à une hauteur entre 45 et 55 mètres, long de 1182 mètres, était soutenu par trois arches en forme de V et des câbles en acier enchâssés dans une gaine en béton précontraint (deux paires par pylône), et avait déjà fait l’objet de rénovations importantes en 2016.

 

Effondrement du pont Morandi de Gênes. «Dessous, la zone industrielle était heureusement presque vide pour le congé du 15 août».

Des rénovations étaient en cours au niveau de cette arche centrale : consolidation de la dalle, intervention sur les haubans et remplacement des barrières. Lancés en mai, ces travaux de 20 millions d’euros (30 M$) devaient se terminer en 2019. Plus de 25,5 millions de véhicules empruntaient le pont Morandi chaque année, un trafic multiplié par quatre ces trente dernières années et qui augmentera de 30% les trois décennies à venir.

Le bateau de l’espoir

« Un navire qui doit réconforter et traverser Gênes, (…) un nouveau viaduc sobre et simple, en acier et qui doit durer 1000 ans », affirme l’architecte génois Renzo Piano, 82 ans, qui s’occupera gratuitement de ce projet « comme une donation à la ville de Gênes ». Son projet d’un nouveau pont sur la Polcevera, proposé dès septembre, a été retenu le 18 décembre dernier, parmi 22 projets dont celui de l’Espagnol Santiago Calatrava. « Un pont blanc, plus fin, avec une luminosité à lui » : 43 lampadaires s’y dresseront en hommage aux 43 victimes de l’effondrement.
Si la démolition de l’ancien pont Morandi avoisinera les 19 M€ (29 M$), le nouveau viaduc de Renzo Piano qui le remplacera sera construit pour 202 M€ (305 M$), l’un des plus chers du pays, par un regroupement d’entreprises baptisé Pergenova, comprenant trois géants industriels Sailini-Impregilo, Fincantieri et ItalFerr. Le chantier naval de Sestri Ponente à Gênes et un autre site près de Vérone réaliseront les éléments métalliques du nouveau viaduc : un tablier métallique continu de 1100 m de long, sur 19 pieds en béton armé espacés de 50 mètres, et de 100 mètres pour la partie surplombant la rivière et les voies ferrées.

Pont Morandi de Gênes. Projection latérale 3D où est identifiée en rouge la partie effondrée, une arche centrale. le pont entier fait 1102,45 mètres de long. La distance entre les pilliers effondrés et leurs voisins de droite est de 207, 88 mètres. En vignette un cliché des premières interventions de sécurisation après l’effondrement.

 

Un signal d’alerte pour les politiques d’investissement et de maintenance

La construction du nouveau viaduc prendra un an dès que la démolition de l’ancien pont permettra sa mise en chantier. « Un degré de démolition suffisant pour que les travaux de construction commencent dès la fin de mars. En respectant ces délais, nous aurons un nouveau pont à Noël », résume Marco Bucci, maire de Gênes. Par ailleurs, Giuseppe Conte, président du Conseil italien, a déclaré qu’Autostrade per l’Italia (ASPI), concessionnaire du pont Morandi, réglera la facture de la reconstruction sans pour autant participer aux travaux. Ce nouveau viaduc sur la Polcevera — ou pont Piano, comme on le surnomme déjà du nom de son célèbre architecte — sera sans doute déjà ouvert avant qu’une quelconque décision de justice n’évoque les responsabilités de la tragédie.



Cinquième pont à s’effondrer en Italie en cinq ans, Gênes devrait être un signal d’alerte pour les politiques. « Une infrastructure vieillissante est un véritable défi », souligne Barry Colford, vice-président d’Aecon. « Plus elles vieillissent, plus les exigences d’inspection et de maintenance augmentent. Mais il n’y a pas de votes pour la maintenance des ponts », déplore-t-il. « Nous sommes en concurrence avec l’éducation et les soins de santé. Une tension flagrante en Italie, où les dépenses d’investissement et de maintenance des infrastructures ont chuté, selon l’OCDE, de 58% entre 2008 et 2015. »

 

Pont Morandi de Gênes. Ici un élément du chantier de déconstruction du pont existant. La construction du nouveau viaduc prendra un an dès que la démolition de l’ancien pont permettra sa mise en chantier.

Huit mois après

Le pont Morandi était l’axe principal du trafic des marchandises. Son effondrement a coupé la ville de Gênes en deux. Les véhicules parcourent 120 km de plus dans un sens et 70 km de l’autre pour traverser Gênes. La chambre de commerce de Gênes évalue à près de 500 millions d’euros les pertes pour l’économie de la ville. L’Italie a débloqué un milliard d’euros (1,5 G$) pour Gênes, pour les indemnisations, les nouvelles voies et la démolition des restes du viaduc.

 

Pont Morandi à Gênes en 2012, six ans avant sa rupture. CR: Bruno (CC). En vignette le même pont en construction vers 1966. Il sera inauguré l’année suivante, en 1967.

 

Des milliers de tonnes d’acier, de béton et d’asphalte ont déjà été retirées. Le démantèlement a commencé par un premier tronçon de 1000 tonnes, de 36 mètres sur 18 mètres de large, découpé pendant la journée et la nuit du 8 février. Dix heures furent ensuite nécessaires le lendemain pour le déposer 48 mètres plus bas, à la vitesse de 5 mètres par heure. Les vérins utilisés pour la descente sont les mêmes que ceux utilisés pour redresser l’épave échouée du Costa Concordia (Île du Giglio, 2012). Suffisamment lourd, ce tronçon servira de contrepoids pour les autres opérations, avant de détruire les piliers à la dynamite.

Effondrement du pont Morandi de Gênes. Vue des points de rupture, après l’effondrement de l’arche.

 

Cette démolition a commencé sur la rive Ouest, car du côté Est, sous le pont, la «zone noire» comme on l’appelle, il faut auparavant abattre des immeubles entiers de logements condamnés (600 Génois perdront leur logement). De plus, ces ruines sont sous séquestre pour l’enquête sur les causes de l’effondrement. « Le démantèlement complet du pont doit durer au moins six mois », affirmait le secrétaire d’État aux Transports, Edoardo Rizi. 60 personnes travailleront nuit et jour pour tenir les délais avant la reconstruction. « Le nouveau pont devrait être mis en service en avril 2020 », a-t-il promis. Après trois mois d’essai, il pourra accueillir 60 000 véhicules par jour. D’ici là, Gênes vivra une circulation chaotique avec, dans son champ de vision, deux embouts de pont suspendus à 50 mètres de haut, face à face au-dessus d’un vide tragique. •