Pénurie de la main-d’œuvre : l’industrie en quête de solutions
Départ massif à la retraite et manque criant de relève. Un cocktail explosif !
Le secteur génie civil et voirie, que représente l’Association des constructeurs de routes et grands travaux du Québec (ACRGTQ), doit lui-même composer avec cette nouvelle réalité.
Élément phare de la dernière campagne électorale provinciale, la pénurie de main-d’œuvre fait l’objet, depuis plusieurs mois, de bien des débats sur la place publique. Une tendance déjà marquée au sein de l’industrie de la construction et qui, avec le vieillissement de la population et la volatilité de la nouvelle génération de travailleurs, ne risque pas de s’amenuiser au cours des prochaines années, bien au contraire. Un état des lieux qui, bien qu’inquiétant, n’est toutefois pas sans issue. Tour d’horizon et pistes de solution.
Par Florence Sara G. Ferraris
Les entreprises québécoises le savent : il est de plus en plus difficile de trouver – et de garder – de la main-d’œuvre qualifiée au Québec. Une situation sans précédent qui, à en croire les prédictions des experts, devrait s’accentuer au cours des prochaines décennies dans tous les secteurs d’activité. Ainsi, selon les plus récentes prévisions d’Emploi-Québec, on estime que plus de 1,4 million de postes devraient être à pourvoir d’ici 2024. Et sur ce nombre, ce sont plus de 80 % qui viseront à combler des départs à la retraite.
« Ça fait au moins 20 ans qu’on le répète, lance avec une légère impatience Pierre Bernier, le président du groupe Ambition, qui, depuis 1991, suit avec intérêt les tendances démographiques affectant le marché de l’emploi de la province. Les chiffres sont clairs : au Québec, on vieillit plus vite que ce que le marché de l’emploi est capable de supporter, ce qui crée un déséquilibre de plus en plus lourd au sein des entreprises. »
À terme, ajoute le gestionnaire, cela pourrait mener à la disparition des plus petites compagnies et, ultimement, à une dévitalisation de nombreuses municipalités, tout particulièrement dans les régions les plus éloignées comme la Gaspésie, l’Abitibi ou le Saguenay–Lac-Saint-Jean. « Règle générale, les entreprises installées dans les centres urbains s’en sortent mieux, mais ce n’est qu’une question de temps pour que la réalité ne les rattrape. »
Réalité sectorielle
Loin de faire figure d’exception, le secteur génie civil et voirie, que représente l’Association des constructeurs de routes et grands travaux du Québec (ACRGTQ), doit lui-même composer avec cette nouvelle réalité. En témoigne l’ouverture de nombreux bassins de main-d’œuvre aux travailleurs non qualifiés par la Commission de la construction du Québec (CCQ) au cours des derniers mois. « Les choses risquent de s’accentuer d’ici quelques années, met en garde Pierre Bernier. On arrive à un moment de notre histoire où tout est à refaire. Nos infrastructures arrivent à la fin de leur vie utile ; les besoins de main-d’œuvre n’ont donc sans doute jamais été aussi grands. »
Contrairement à d’autres secteurs touchés, l’industrie de la construction a toutefois réussi à mettre sur pied certains mécanismes pour éviter de se retrouver prise au dépourvu en cas d’une baisse significative de la main-d’œuvre disponible. « Une partie de notre industrie est encadrée par la loi R-20 [Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’œuvre dans l’industrie de la construction], explique le directeur de la gestion de la main-d’œuvre pour la CCQ, Pierre-Luc Désilets. C’est elle qui définit, entre autres, ce qu’est une pénurie de main-d’œuvre au sein de notre industrie. »
Légalement, on parle donc d’une pénurie lorsque, pour un métier ou une région spécifique, le nombre d’apprentis disponibles descend sous la barre des 5 % par rapport aux travailleurs actifs. Dans de tels cas, la Commission peut, en fonction des besoins de l’industrie, intégrer à ces bassins des apprentis non qualifiés, c’est-à-dire qui ne disposent pas des formations professionnelles normalement prérequises.
Un tel processus exige toutefois de la part des employeurs un engagement soutenu, puisque ce sont eux qui doivent alors assurer leur apprentissage.
Il n’en demeure pas moins que l’année 2018 a permis à la CCQ d’établir de nouveaux records en la matière. « À quelques exceptions près, presque tous les bassins ont été ouverts au moins une fois cette année, concède le responsable de ces dossiers au sein de la CCQ. Ça ne dure pas longtemps, mais c’est quand même signe que quelque chose se passe. » Il ne faudrait en effet pas se faire d’illusions, rajoute en ce sens Pierre Bernier du groupe Ambition, quoique, selon Pierre-Luc Désilets, le contexte actuel est tout de même un peu moins sombre que ce que décrivent les chercheurs. « Pour le moment, on parle davantage d’une rareté de la main-d’œuvre. »
Manque de relève
Surtout que les entreprises, en plus d’avoir à composer avec un nombre croissant de départ à la retraite, doivent, de plus en plus, faire face à un manque flagrant de relève dans plusieurs secteurs d’activité. « Les travaux manuels – comme ceux qui caractérisent la plupart des métiers du milieu de la construction – ont beaucoup de mal à séduire les plus jeunes générations, soutient Pierre Bernier. Ce sont des conditions de travail difficiles qui nécessitent souvent d’importants efforts physiques, avec des horaires atypiques. Ce n’est pas très attrayant. »
« Les millénaux sont beaucoup plus exigeants que les générations qui les ont précédés, renchérit le directeur de comptes et développement des affaires pour l’agence de marketing sept24, Patrick Lespérance. Contrairement à leurs aînés, ils ne travailleront pas pendant 25 ans pour avoir droit à une montre plaquée or. Ils la veulent tout de suite, six mois seulement après leur embauche. Les entreprises doivent donc trouver autre chose pour les attirer et, surtout, pour les garder. »
Car en plus d’être plus pointilleuse lors de sa recherche d’emploi, la jeune génération est particulièrement volatile, notent les experts. « Ce qu’on constate sur le terrain c’est que les 19-34 ans demeurent, en moyenne, à peine trois ans au sein d’une même entreprise », mentionne-t-il. Ils butinent ! » À terme, ce va-et-vient coûte toutefois très cher à l’ensemble des entreprises de l’écosystème. « Perdre un employé équivaut, en moyenne, à une perte salariale deux fois plus élevée pour les entreprises», insiste celui qui, pour sa part, occupe son poste depuis maintenant 5 ans.
« Des actions devront aussi être mises en branle pour simplifier la reconnaissance des acquis des travailleurs étrangers, expose Pierre-Luc Désilets de la CCQ. (…) En abordant ce problème de front et en mobilisant toutes les ressources disponibles, on arrivera à traverser la tempête.»
Environnement compétitif
Pour tirer leur épingle du jeu, les chefs d’entreprise doivent donc, autant que possible, revoir leur manière de s’adresser aux travailleurs en recherche d’emploi. « Avant, ce n’était pas compliqué d’attirer de nouveaux employés, précise Patrick Lespérance, dont l’agence, spécialisée en marketing RH (ressources humaines) accompagne depuis une quinzaine d’années les entreprises qui tentent de redorer leur blason en vue d’acquérir de nouveaux talents. Aujourd’hui, tout est une question d’image. Il faut donc la définir, mais aussi trouver une façon originale de la promouvoir… C’est un défi constant avec lequel les entreprises doivent composer. Et je vous le dis, si la tendance se maintient, ça ne va pas aller en s’améliorant. »
Ainsi, si les employeurs ont pendant longtemps pu se contenter « de miser sur leur logo ou des petites annonces dans les médias traditionnels » pour attirer de nouveaux candidats, les choses se sont largement complexifiées au cours des dernières années. « Ce n’est malheureusement plus le genre de choses qui fonctionne, soutient le spécialiste RH. Pour réussir à convaincre les gens de venir travailler pour eux, les employeurs doivent maintenant avoir une présence soutenue sur le web, évidemment, mais aussi faire preuve de créativité au quotidien. Ils doivent trouver ce qui les démarque de leurs concurrents ! »
« Ce qu’on constate sur le terrain c’est que les 19-34 ans demeurent, en moyenne, à peine trois ans au sein d’une même entreprise. Ils butinent ! », mentionne Patrick Lespérance.
D’où l’importance d’offrir un environnement de travail stimulant, souligne Patrick Lespérance. « On ne peut plus se contenter de parler de salaire ou d’avantages sociaux, insiste le gestionnaire. Il faut que le milieu de travail soit agréable, attrayant, ludique… Les entreprises doivent miser sur le bonheur de leurs employés ; c’est la meilleure façon de retenir ceux qui travaillent déjà pour eux et d’en attirer d’autres. » « À conditions égales, c’est la “marque employeur” – sa réputation, son rayonnement – qui fait toute la différence », renchérit Pierre Bernier.
Si les employeurs ont pendant longtemps pu se contenter de miser sur leur logo ou des petites annonces dans les médias traditionnels pour attirer de nouveaux candidats, les choses se sont largement complexifiées au cours des dernières années.
Ouverture et flexibilité
Individuellement, les entreprises ont donc beaucoup de travail à faire, tant au sujet de leur image de marque que des moyens déployés pour rejoindre les plus jeunes travailleurs. Plus largement, si elle souhaite traverser la tempête sans trop de dégât, l’industrie dans son entier devra toutefois elle aussi remettre en question certaines de ses pratiques.
«Ce n’est qu’une question de temps avant que les entreprises de ce secteur se tournent, elles aussi, vers nous [les spécialistes dans le recrutement de travailleurs étrangers temporaires] », affirme Martin Méthot.
« Nous ne travaillons pas encore avec l’industrie de la construction, mais les dernières années nous ont montré que, lorsqu’on parle de pénurie de main-d’œuvre, nous faisons vraiment partie de la solution, affirme en ce sens Martin Méthot, propriétaire de ARIMÉ, une entreprise spécialisée dans le recrutement de travailleurs étrangers temporaires. Ce n’est qu’une question de temps avant que les entreprises de ce secteur se tournent, elles aussi, vers nous. »
En attendant, l’industrie devra au moins faire plus d’effort pour mieux intégrer certains groupes de travailleurs – comme les femmes et les Autochtones – qui, malgré les besoins évidents, peinent toujours à se tailler une place. « Des actions devront aussi être mises en branle pour simplifier la reconnaissance des acquis des travailleurs étrangers », expose le directeur gestion de la main-d’œuvre pour la CCQ, Pierre-Luc Désilets. « On ne pourra pas repeupler le Québec, c’est évident. Nous ne sommes pas le département des miracles… Mais je demeure tout de même convaincu qu’en abordant ce problème de front et en mobilisant toutes les ressources disponibles, on arrivera à traverser la tempête. » •