Un défi pour Hydro-Québec et l’industrie de la construction
Comment faire face à l’augmentation de la demande énergétique due aux véhicules électriques ?
Prévue pour 2035, l’électrification massive des transports représente à la fois une démarche gigantesque et un véritable casse-tête pour Hydro-Québec et le secteur de la construction.
par Stéphane Desjardins
Comment faire face à l’augmentation de la demande énergétique due aux futurs véhicules et équipements électriques? Cela se traduira par une série de défis techniques et logistiques. Rappelons que le secteur des transports génère 43,3% des émissions de GES québécoises. Et que le parc automobile québécois croît plus rapidement que la population…
En 2020, le gouvernement Legault a adopté son Plan pour une économie verte misant sur l’électrification des transports par l’adoption massive de véhicules électriques, des investissements pour stimuler la transition énergétique (surtout la filière batterie) et des mesures d’adaptation de la main-d’œuvre. Québec veut que nous ayons le parc automobile le plus électrifié en Amérique du Nord d’ici 2030, avec 400 000 véhicules électriques, ce qui représenterait une réduction d’une mégatonne d’équivalent CO2.
Québec a prévu investir 3,48 G$ entre 2022 et 2027 et déployer 116 000 bornes de recharge publiques d’ici 2030. Mais il faudra surtout tabler sur l’implantation de plus de 7 500 bornes rapides d’ici 2030, selon une étude de 2021 de Pierre-Olivier Pineau et d’Olutoyin Rahimy, de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal. En décembre, le Québec comptait déjà plus de 12 500 bornes et plus de 2 000 bornes rapides.
Hydro-Québec estime que 40% de l’électricité supplémentaire d’ici 2035 viendra de la demande de chauffage des bâtiments et de l’électrification des transports. Conséquemment, la société d’État devra ajouter entre 8 000 et 9 000 MW de puissance à son réseau. C’est l’équivalent de la capacité combinée des trois plus grandes centrales hydroélectriques québécoises (Robert-Bourassa, autrefois nommée LG-2, Manic-5 et la Romaine-1). La capacité totale actuelle est de 40 000 MW.

Du sable dans l’engrenage
Mais l’élection d’un certain président américain et l’inflation post-COVID ont brouillé les cartes. Alors que Québec se débat avec la décote de Standard & Poor’s, le ministre des Finances, Eric Girard, a restreint certaines mesures du plan initial, comme la diminution des subventions à l’achat d’un véhicule électrique (la fin de ces incitatifs surviendra en 2027).
De plus, les ennuis financiers du fabricant de batteries Northvolt (dont le mégachantier de 7 G$ en Montérégie est retardé), la déconfiture du fabricant d’autobus scolaires Lion et celle des véhicules récréatifs Taiga (entreprise rachetée par un fonds d’investissement britannique), le report de certains projets dans la filière batterie et le ralentissement mondial des ventes de véhicules électriques ont ébranlé bien des certitudes.
Pourtant, le Québec a un atout indéniable: 99% de son énergie électrique est renouvelable. Et les bonnes nouvelles se succèdent: Nouveau Monde Graphite a obtenu son financement pour sa mine en Matawinie et son usine de Bécancour, le chantier avance pour la future usine de cathodes Ultium Cam pilotée par GM Canada et Posco Future Materials Canada, et Lithion Technologies, qui recyclent des batteries d’automobiles électriques, ont inauguré la leur l’an dernier.
Pas pour demain
Même si la législation interdit la vente de voitures à moteur thermique neuves à partir de 2035, Hydro-Québec n’en ressentira pas rapidement les effets.
«On doit tenir compte de plusieurs hypothèses, notamment que les automobiles durent de plus en plus longtemps. Il faudra donc attendre 2040 pour que la demande liée aux voitures électriques se répercute sur le réseau électrique», explique Martin Trépanier, professeur titulaire à Polytechnique Montréal et coauteur d’une étude sur l’effet de la croissance du parc automobile électrique sur la demande d’énergie, publiée en février.
Ces travaux tiennent compte de la croissance moyenne des ventes, de plus de 67 000 véhicules annuellement, et de l’augmentation du poids des voitures, d’environ 11 kg entre 2011 et 2021. Ils estiment la demande additionnelle à 7,68 TWh d’ici 2030, 17,84 TWh en 2035 et 29,03 TWh pour les années subséquentes.
Électrifier le parc de camions (de toutes tailles) et de machinerie lourde coûtera une fortune et s’étirera au-delà de 2040.
— Martin Trépanier
Avec 2 millions de véhicules électriques sur nos routes en 2030, la demande d’électricité augmentera de 32,9%. Pour 4,4 millions de véhicules en 2035, elle explosera de 68,2%! «La masse des voitures, qu’elles soient électriques ou pas, augmente continuellement, reprend le professeur. Et comme les véhicules sont plus lourds, ils consomment davantage d’énergie.» De fait, 8 véhicules électriques sur 10 sont des VUS, donc plus lourds que des berlines.
L’étude se fie aux objectifs de Québec, mais il y a des bémols. «Il faudrait ajouter 500 000 véhicules électriques annuellement pour remplacer la flotte d’ici 2035, reprend-il. Or, il s’en est vendu 23 000 en 2021, soit 1,3% du parc automobile québécois total.»
Au 31 décembre dernier, le Québec comptait 376 246 véhicules électriques, selon l’Association des véhicules électriques du Québec, soit 29% d’hybrides rechargeables et 71% entièrement électriques. À titre indicatif, le Québec compte plus de 5 millions de voitures, soit une proportion de 700 automobiles ou VUS pour 1 000 habitants, ou pratiquement 1 véhicule par adulte.
Le Québec est toutefois en avance sur le reste du pays, avec plus de la moitié des véhicules électriques canadiens (51%). Si la tendance se maintient, la demande énergétique sera donc plus forte ici qu’ailleurs au pays.
Plus de puissance
Le professeur Trépanier croit que la demande liée à l’électrification des transports n’est pas énorme, soit 29 TWh en 2040, ou l’équivalent de 14% de l’électricité produite en 2019. «Le problème, c’est la demande durant les pointes hivernales», confie-t-il. Durant ces pics de demande, les particuliers et les sociétés de transport ne débrancheront pas voitures et autobus. D’autant plus que nombre de ménages possèdent plusieurs voitures.
L’expert estime qu’Hydro-Québec devra inévitablement augmenter la puissance de son réseau. «Il faudra construire barrages, parcs éoliens et solaires, lignes de transmission et de distribution, et ajouter des technologies de stockage», détaille-t-il.
Et l’expert n’a pas encore étudié l’effet des transports en commun ou de la machinerie lourde, dont l’électrification est déjà commencée, notamment dans les mines. «On peut supposer que cette demande équivaut à celle des voitures en termes de TWh, et les camions représenteront le nerf de la guerre», ajoute-t-il. Cependant, si l’électrification des camions de petite taille (comme ceux d’Amazon) est en cours, ce sera très compliqué d’électrifier les semi-remorques qui voyagent sur de longues distances. La technologie n’existe pas encore.
L’expert soutient que le remplacement des camions de livraison par des flottes de vélos cargos électriques, même dans les petites villes, fera aussi une grande différence. Car ces vélos sont plus rapides et plus flexibles en milieu urbain, et demandent une main-d’œuvre plus facile à recruter.
Objectifs du plan d’électrification des transports
D’ici 2030
1,6 million de véhicules électriques
55% des autobus urbains électrifiés
65% des autobus scolaires
100% des automobiles, VUS, fourgonnettes
et minifourgonnettes du gouvernement
25% des camionnettes gouvernementales
15% de contenu à faible intensité carbone dans l’essence
10% de contenu à faible intensité carbone dans le carburant diesel
D’ici 2035
Zéro vente ou location de véhicules neufs à essence ou au diesel
Source: gouvernement du Québec
Reconfigurer le réseau
Plusieurs défis attendent Hydro-Québec dans le déploiement des futures bornes électriques. «Il faudra investir dans la distribution du courant, reprend-il. Or, ça va coûter une fortune à certains endroits, comme dans la réserve faunique La Vérendrye, où il n’y a pas de ligne électrique le long de la route 117. À Montréal ou à Québec, on ne peut installer de bornes haute puissance n’importe où. Et leur implantation massive exigera une reconfiguration du réseau de distribution.»
Martin Trépanier ajoute que la pression viendra aussi de l’électrification des sociétés de transport en commun, des grandes sociétés de transport ou des constructeurs ayant des véhicules et de la machinerie lourde électrifiés. Car il faudra multiplier les bornes haute puissance dans les cours et les garages.
Nouvelle logistique
Les transporteurs et les constructeurs devront revoir leur logistique pour tenir compte des temps de recharge, plus longs avec les moteurs électriques qu’avec ceux thermiques. «La future pépine électrique ne fonctionnera pas jour et nuit, indique-t-il. Il faudra réorganiser les chantiers et introduire des bornes de recharge mobiles.» La technologie existe déjà et est utilisée au Port de Montréal. En revanche, le réseau électrique devra alimenter ces futures bornes. Il faudra aussi coordonner les chantiers avec Hydro-Québec.
«Plusieurs chantiers actuels comptent un grand nombre de génératrices diesel parce qu’ils ne sont pas desservis par le réseau électrique, mentionne-t-il. Il faudra planifier l’ajout de puissance lorsque ces génératrices seront électriques.»
Les secteurs des transports et de la construction connaissent déjà une pénurie de main-d’œuvre. Ces industries devront tenir compte de besoins nouveaux en mécanique et en logistique issus de l’électrification, et embaucher ou recycler les effectifs en conséquence.
Électrifier le parc de camions (de toutes tailles) et de machinerie lourde coûtera une fortune et s’étirera au-delà de 2040, selon le professeur. La répercussion sur la demande d’infrastructures tournera surtout autour des automobiles et camions légers. Faudra-t-il mobiliser le Fonds d’électrification et de changements climatiques (FECC, anciennement le Fonds vert) pour financer en partie cette transition?
L’avantage de cette augmentation de la capacité des réseaux électriques de distribution et de transport pour soutenir ce virage, c’est que la plupart des fournisseurs d’équipement et de matériaux sont québécois. Ce sera un énorme chantier, qui s’étalera sur une décennie et davantage et qui sera servi par des entrepreneurs québécois. «Ceux-ci feront appel à des fournisseurs de matériaux produits ici, comme le bois, l’acier et l’aluminium. Investir dans l’électrification des transports moussera notre économie et notre expertise. D’autant plus que, sur ce plan, nous avons une certaine avance sur nos voisins», conclut l’expert. ■