MAGAZINE CONSTAS

Changements climatiques : maintenir la résilience du réseau routier québécois

Des stratégies pour assurer la pérennité des infrastructures québécoises

Le Québec se réchauffe presque deux fois plus vite que la moyenne planétaire, fragilisant de nombreux tronçons routiers soumis à l’érosion côtière, aux précipitations extrêmes et à la fonte du pergélisol. Dans cet article, Christopher McCray, spécialiste en simulations et analyses climatiques au consortium Ouranos, et Carline Ponsart, coordonnatrice, secteur Résilience des infrastructures de transport et changements climatiques, au ministère des Transports et de la Mobilité durable, décryptent ces bouleversements et présentent les stratégies d’adaptation indispensables que le Québec doit adopter pour assurer la pérennité de son réseau et de ses infrastructures.

par Elsa Bourdot

 

 

La route 132 à La Martre, dans la MRC de La Haute-Gaspésie.
Christopher McCray, Ouranos et Carline Ponsart, ministère des Transports et de la Mobilité durable

Un constat d’urgence : la hausse des températures et des précipitations

Depuis plusieurs décennies, la communauté scientifique documente l’accélération du réchauffement planétaire. Or le Québec, aux latitudes plus élevées, se réchauffe deux fois plus vite que la moyenne mondiale. Comme l’explique Christopher McCray, ce phénomène s’est déjà traduit par près de deux degrés Celsius supplémentaires depuis l’ère préindustrielle. «Dans certains secteurs nordiques, cette hausse est encore plus marquée, ce qui entraîne des bouleversements majeurs», avise-t-il. Parallèlement, la capacité accrue de l’air à contenir l’humidité provoque une intensification des précipitations. Ce phénomène se manifeste par davantage de pluies soutenues ou intenses, susceptibles de saturer les systèmes de drainage. Au sud du Québec, une partie des précipitations neigeuses devient de la pluie hivernale. Dans ces régions, les épisodes de gel-dégel se multiplient, fragilisant la chaussée et accélérant l’usure. Les autorités constatent déjà que les aménagements prévus pour un climat passé ne suffisent plus. Dans ce contexte, l’enjeu dépasse la simple question des routes : il englobe aussi les ponts, les ponceaux et l’ensemble du tissu routier reliant les localités. Les décideurs sont donc incités à repenser la planification de manière à intégrer des données climatiques actualisées plutôt que de s’appuyer sur des moyennes historiques. «On ne peut plus construire comme si le climat n’allait pas changer davantage», résume Christopher McCray. Les travaux d’Ouranos, accessibles sur son site officiel, insistent en effet sur l’urgent besoin d’anticiper la hausse des températures et l’évolution des précipitations. Interrogée sur ce point, Carline Ponsart explique: «Hormis des inondations plus fréquentes depuis une quinzaine d’années, les effets jusqu’à présent sont peu perceptibles au point de vue des chaussées. À moyen terme, les impacts des changements climatiques sur la performance des chaussées seront diversifiés et auront des niveaux de conséquence variables selon les régions et les types d’endommagement analysés. La quantification réelle en termes de perte de durée de vie peut rapidement devenir complexe en raison des nombreux autres facteurs agissant également sur la performance des routes, que ce soit en termes de sollicitations, de matériaux utilisés, de l’entretien réalisé ou de la qualité de mise en œuvre.

On ne peut plus construire comme si le climat n’allait pas changer davantage.

— Christopher McCray

De ce fait, le ministère est à l’étape de documenter la performance de l’ensemble du réseau routier en fonction de la variabilité du climat. Pour ce faire, plusieurs nouvelles stations météoroutières ont été installées à des endroits stratégiques au courant des dernières années. Les registres des données météorologiques, combinés aux relevés de performances exécutés à l’échelle du réseau, permettent de documenter l’évolution de la performance des chaussées du Québec en fonction du climat selon les principaux indicateurs de dégradations. Certains ajustements des critères de conception pourront ultimement être déterminés lorsque les différentes problématiques liées aux changements climatiques seront suffisamment documentées et quantifiées.»

Routes côtières : l’érosion et la submersion en ligne de mire

Le littoral québécois, déjà soumis à l’érosion, voit sa situation s’aggraver avec le recul ou l’absence de glace hivernale protectrice. Les tempêtes hivernales frappent alors des berges plus vulnérables, menaçant fréquemment les routes situées en bordure du Saint-Laurent. Selon Carline Ponsart, « près des deux tiers des investissements en adaptation aux changements climatiques se concentrent en zone côtière ». Le Bas-Saint-Laurent, la Gaspésie, la Côte-Nord et les Îles-de-la-Madeleine subissent régulièrement d’importants dommages, faute de voies de remplacement. Les vagues et les marées plus fortes emportent souvent les talus de protection, imposant des enrochements ou des rehaussements de chaussée. Parfois, le déplacement pur et simple de la route est envisagé, solution coûteuse et politi­quement délicate. Cette récurrence d’événements renforce la nécessité d’une approche intégrée, mobilisant les ministères des Transports et de la Sécurité publique et les municipalités. « Il n’est plus question de traiter la route seule : il faut une approche globale qui tient compte de la dynamique du littoral », précise Carline Ponsart. En unissant leurs actions, les acteurs peuvent ainsi partager les coûts, mener des études conjointes et planifier des interventions durables.

Les ouvrages hydrauliques sous pression

L’augmentation des précipitations, notamment sous forme de pluies intenses, met à rude épreuve les infrastructures fluviales et de drainage. Les ponceaux et les ponts, autrefois dimensionnés pour un certain débit, frôlent parfois leurs limites lors de crues soudaines. « Nous avons dû revoir nos normes de conception pour ajuster la majoration des débits afin de tenir compte des changements climatiques », confie Carline Ponsart. En milieu urbain, les systèmes d’évacuation sont déjà saturés lors d’épi­sodes orageux violents. Certaines régions, comme l’Outaouais ou la Montérégie, font face à des crues printanières plus fortes, amplifiées quand la fonte des neiges coïncide avec de grandes quantités de pluie. Pour limiter ces risques, le ministère des Transports introduit progressivement des ouvrages de rétention et des infrastructures vertes, mieux adaptés à la gestion des eaux pluviales. « Il ne suffit plus de miser exclusivement sur des ouvrages de béton : la gestion intégrée des eaux est cruciale », résume Christopher McCray. Malgré ces progrès se pose la question du financement à long terme et de l’intégration des perspectives climatiques dans le parc routier existant. Selon Carline Ponsart, une évaluation globale des risques est en cours, permettant de mieux cerner le coût potentiel de l’inaction.

 

En novembre 2018, une tempête a causé un recul important de la dune de près de 15 m dans le secteur de la route 199, aux Îles-de-la-Madeleine. Des petits enrochements ont été faits en urgence en décembre 2018 pour protéger une section de la route. Photo : Ministère des Transports et de la Mobilité durable

 

Pergélisol et régions nordiques : un défi discret, mais majeur

Les regards se tournent souvent vers le sud, mais le nord de la province affronte un autre problème : la fonte du pergélisol. Dans plusieurs communautés nordiques, routes, pistes d’avia­tion et bâtiments reposent sur un sol historiquement gelé en permanence. « La hausse des températures fragilise ces fonda­tions et peut entraîner des affaissements soudains », note Christopher McCray. Si le réseau routier y est moins dense, l’accès aérien s’avère crucial pour l’approvisionnement de ces régions éloignées. Le ministère des Transports investit depuis le début des années 2000 dans la stabilisation et la surveillance de ces infrastructures clés. Toutefois, il faudra intensifier ces actions au fil des prochaines décennies, car plus les tempéra­tures augmentent, plus le pergélisol dégèle. Plusieurs études rappellent que si les émissions de gaz à effet de serre ne diminuent pas, la fonte s’accélérera. Dans cette perspective, les ingénieurs explorent diverses solutions : matériaux isolants, techniques de construction adaptées à un sol instable et surveillance accrue des mouvements du terrain.

Il n’est plus question de traiter la route seule : il faut une approche globale qui tient compte de la dynamique du littoral.

— Carline Ponsart

Intégrer l’adaptation et la réduction des émissions

Au-delà des solutions techniques, la lutte contre les changements climatiques implique d’agir sur deux fronts : adaptation et réduction. « On voit déjà les effets du réchauffement, donc il faut absolument s’y adapter, mais si on ne réduit pas nos émissions, les pires scénarios risquent de se concrétiser », avertit Christopher McCray. Pour le ministère des Transports, cela passe notamment par un plan d’action ministériel en adaptation. D’abord centré sur la zone côtière, il vise désormais l’ensemble du territoire afin d’inclure toutes les infrastructures. La conception des routes, des systèmes de drainage, des ponts et des ponceaux s’appuie sur des données climatiques récentes, révisées selon l’évolution de la science. « Depuis les années 2000, nous mettons à jour nos normes presque chaque année, avec des facteurs de majoration en fonction des régions », explique Carline Ponsart. Le recours à Ouranos et à diverses universités permet de convertir les projections climatiques en critères d’ingénierie plus précis. Les firmes de génie-conseil sont ainsi invitées à innover, qu’il s’agisse de techniques de drainage, de matériaux résistants à la chaleur ou de protections renforcées pour les berges. La sensibilisation occupe également une place importante. Des formations sont offertes aux inspecteurs et aux professionnels du terrain, tandis que les appels d’offres intègrent graduellement la notion de résilience climatique.

Un réseau à repenser pour l’avenir

Les infrastructures routières du Québec se trouvent à la croisée des chemins. Les changements climatiques imposent une révision en profondeur des normes de conception, des pratiques d’entretien et des partenariats. D’après Christopher McCray, intégrer les données climatiques dans chaque décision devient essentiel, car « l’ancien climat ne reviendra pas ». Pour Carline Ponsart, la vision doit être globale : « On ne peut plus travailler en silo, tout est lié. » Au-delà des considérations de coûts, ce sont la sécurité et le développement socioéconomique de nombreuses régions qui se jouent. Construire des routes capables de résister à des pluies plus fortes, des vagues plus hautes et des pics de chaleur demande un effort collectif et soutenu. En conjuguant adaptation et réduction, le Québec peut espérer préserver la mobilité et la vitalité de son territoire, malgré un climat en pleine mutation. Cette transition s’appuiera nécessairement sur la recherche et l’innovation afin de garantir la pérennité des infrastructures pour les générations futures. ■