MAGAZINE CONSTAS

La densification urbaine : une solution réaliste ?

La planification intégrée au service du génie civil

Alors que le gouvernement du Québec mise sur l’optimisation de l’espace bâti du territoire pour atteindre la carboneutralité en 2050, plusieurs défis demeurent, estiment des experts. Une vision qui forcera l’innovation.

par Leïla Jolin-Dahel

 

 

«La densification, c’est un grand mot, mais ça peut se faire de différentes façons», explique Geneviève Boisjoly, professeure agrégée à Polytechnique Montréal. Ainsi, le résultat varie d’un pays à l’autre.

«En Occident, on a laissé aller l’étalement urbain depuis plusieurs décennies. La densification est devenue un incontournable, comme si ça s’imposait d’emblée», constate pour sa part Gérard Beaudet, professeur titulaire à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal.

Or cette approche n’est pas nécessairement synonyme de vertu. «Très souvent, poursuit Mme Boisjoly, ça demeure conforme aux visées des promotrices et promoteurs immobiliers sans être un vrai projet urbain. Il suffit de se promener dans le grand Montréal pour voir des ensembles de très forte concentration où il n’y a rien: pas de transport collectif ni de commerces de proximité. Tout le monde reste dépendant de l’automobile. La densité n’est vertueuse qu’à certaines conditions.»

Ainsi, plusieurs critères sont requis pour une planification de type transit-oriented de­velop­ment (TOD), la référence en la matière. Les lotissements doivent être à une distance raisonnable d’une station de transport et donner accès à une destination. Ils doivent aussi respecter une certaine densité de population, un design et permettre une mixité sociale, énumère Fanny Tremblay-Racicot, professeure agrégée en administration municipale et régionale à l’École nationale d’administration publique (ENAP). «C’est la ville de 15 minutes, où tous nos besoins sont comblés en utilisant moins l’auto solo, avec du résidentiel, du commerce de proximité et des immeubles de bureaux.»

Ces quartiers entraînent une diminution du recours à la voiture de 30 à 65% en comparaison à des projets traditionnels de maisons unifamiliales, d’après une étude de Smart Growth America publiée en 2017.

La densification, c’est un grand mot, mais ça peut se faire de différentes façons.

— Geneviève Boisjoly

Des densités variables

Dans l’imaginaire de beaucoup, l’optimisation de l’espace équivaut à ériger des tours. «Or, ce n’est pas du tout cela», précise Gérard Beaudet. Il cite en exemple le quartier montréalais du Plateau–Mont-Royal, qui reste le plus densément peuplé de la métropole. «Et ce sont des plex de deux ou trois étages.»

L’approche peut se concrétiser de manière douce, en ajoutant simplement des appartements dans des environnements déjà bâtis, tels que de petites unités accolées à un immeuble principal ou dans une cour arrière.

Elle peut également se faire en reprenant des terrains auparavant destinés à des activités industrielles pour y ériger de nouveaux édifices. «On occupe le sol de façon plus systématique avec plus d’étages, donc plus de logements», précise Mme Boisjoly.

L’Îlot Rosemont, construit au-dessus de l’édicule de la station de métro Rosemont, à Montréal. Photo: Office municipal d’habitation de Montréal

Finalement, la densification lourde est représentée par le quartier de Griffintown, à Montréal. «On a gardé quelques bâtiments, mais, essentiellement, on a construit après avoir rasé un quartier.»

En Amérique du Nord et ailleurs dans le monde, on trouve différents exemples de ces manières d’optimiser le territoire. «En Asie, c’est une densification massive. Dans les pays européens, ce sont plutôt des ensembles collectifs sur une échelle moyenne», résume François Racine, professeur en urbanisme et design urbain au Département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM.

L’Îlot Rosemont, à Montréal. Photo: Office municipal d’habitation de Montréal

Des exemples… et des contre-exemples

Les zones densifiées à l’image des TOD sont nombreuses à travers lemonde. «La première ville à implanter ce système était Curitiba, au Brésil, note Fanny Tremblay-Racicot. Mais quand on pense à Toronto, à Chicago, à Montréal et à Québec, ce sont des municipalités qui ont été construites pour les tramways et les déplacements à pied.»

Certains quartiers scandinaves ont également adopté une démarche de développement durable. «Il y a toute une série d’endroits où l’on a des avancées en matière de vie communautaire, de gestion de l’eau et de l’énergie et de qualité des espaces publics», détaille François Racine.

Plus près de chez nous, l’Îlot Rosemont, construit sur l’édicule de la station de métro du même nom à Montréal, constitue un modèle de projet TOD réussi. Cet espace où se trouvait une ancienne gare de triage de la Ville accueille maintenant des commerces et une diversité socioéconomique.

À l’inverse, le quartier de Griffintown est l’exemple à ne pas reproduire. «On est plus dans une topologie de tours et on n’a pas vraiment pensé aux espaces publics et à la variété des unités d’habitations. Ça crée donc des problèmes par rapport au voisinage ouvrier qu’il y a autour et à la vie communautaire qu’on y trouvait», spécifie le professeur Racine.

Des défis au Québec

Alors que les municipalités devront densifier leur territoire afin de se conformer aux nouvelles orientations du gouvernement du Québec, certaines façons de faire devront être revues et corrigées.

L’îlot Rosemont, à Montréal, vu de la rue Saint-Denis. Photo: Office municipal d’habitation de Montréal

 

Gérard Beaudet pointe du doigt les projets de remplissage urbain «éparpillés». «On reproduit ce qu’on a fait avec l’unifamiliale par le passé. On laisse la densité apparaître là où il n’y a aucun transport collectif et où aucun commerce ne viendra s’installer. Après ça, on est étonnés du fait qu’il n’y a pas de retombées.»

François Racine abonde en ce sens et observe que des lotissements à faible densité, avec des maisons unifamiliales, sont encore érigés dans la province, en périphérie des villes. «Et dans les secteurs plus anciens avec des plex, on voit émerger des densités beaucoup plus grandes avec des tours qui créent une rupture. On a de la difficulté à trouver une approche plus intermédiaire.»

Pour sa part, Geneviève Boisjoly rappelle la nécessité de penser les futurs ensembles résidentiels en fonction de la planification des transports collectifs. «C’est un peu le seul moyen de réduire les conséquences de la congestion. [On l’a vu] historiquement, si on conçoit des quartiers résidentiels autour de réseaux autoroutiers, les gens restent dépendants de leur voiture.»

Les infrastructures d’aqueduc et d’égouts existantes ont souvent des capacités limitées, ajoute de son côté Fanny Tremblay-Racicot. «Et ces infrastructures sont un prérequis au développement immobilier. C’est là où le bât blesse pour les municipalités parce que ça coûte très cher de construire ou d’agrandir ces conduites.»

Construire autrement

Les entreprises en immobilier font aussi face à plusieurs obstacles, notamment en matière d’acceptabilité sociale, lors de la création des nouveaux projets. «Il faut revoir les plans de circulation en s’assurant qu’il y aura du transport collectif afin de ne pas générer trop de congestion automobile», souligne Fanny Tremblay-Racicot. Elle cite en exemple la ville de Mirabel, dont les routes étaient à l’origine pensées pour un environnement rural.

Ces acteurs privés doivent par ailleurs trouver des façons de gérer les eaux pluviales, notamment grâce à des systèmes de rétention, tout en vérifiant la qualité des sols. «Une terre de type sablonneuse est instable et peu propice à des développements au sous-sol», dit Mme Tremblay-Racicot. Ils doivent également tenir compte du couvert végétal existant lors de leurs grands travaux. «On doit faire preuve d’ingéniosité pour densifier tout en évitant d’avoir davantage de ruissellement», poursuit-elle.

Pour la professeure à l’ENAP, la clé reste un dialogue constant entre les différentes parties prenantes: non seulement les administrations municipales, les instances gouvernementales, les promoteurs immobiliers, mais aussi la population et les autres spécialistes tels que les ingénieurs, les architectes, les urbanistes et ceux en environnement. «C’est vraiment un travail multidisciplinaire.»

Innover et faire preuve de créativité

Afin de densifier de manière efficace et de trouver des réponses adaptées à la fois à la crise du logement et aux changements climatiques, le secteur du génie civil et des grands travaux devra faire preuve d’une inventivité renouvelée. «Ça va nécessiter une expertise plus pointue que lorsqu’on faisait de l’architecture pavillonnaire avec des maisons unifamiliales, soutient François Racine. Il va falloir trouver comment gérer des solutions incluant la desserte de transport collectif tout en concevant nos nouveaux ensembles bâtis de façon mixte, pas simplement avec du résidentiel.»

Le professeur à l’UQAM croit également que les municipalités devront faire preuve de leadership afin d’encadrer le travail des promoteurs privés. «C’est de négocier en pensant aux besoins de la population, notamment en termes économiques, pour assurer l’accessibilité au logement pour toutes les catégories sociales et toutes les manières d’habiter comme les personnes seules, les couples, les familles. On ne peut plus simplement construire des studios et des 4 1/2 dans une tour.»

Un quartier satisfaisant, ça se pense d’entrée de jeu, non pas a posteriori, après que les promoteurs sont passés.

— Gérard Beaudet

Ainsi, une optimisation intelligente du territoire comprendrait également des unités bi-
générationnelles ou des bâtiments incluant des espaces collectifs tels que des aires de travail. «Il y a toute une réflexion à faire sur la façon dont on organise les ensembles d’habitation.»

Gérard Beaudet est du même avis. «Un quartier satisfaisant, ça se pense d’entrée de jeu, non pas a posteriori, après que les promoteurs sont passés.» Il est néanmoins d’avis qu’il faut aussi sensibiliser la population au fait qu’une vie de famille convenable est possible, même dans un environnement densifié. «En affirmant que la densité est un choix offert à tous et à toutes, on comprend mal l’attrait de la banlieue et de la maison unifamiliale. On doit démontrer que la qualité des logements et des services de proximité [et le fait de ne pas vivre en étant isolé dans son unifamiliale] compense les inconvénients de vivre en collectivité.»

Un changement nécessaire

Pour Gérard Beaudet, l’optimisation de l’espace bâti n’est plus un choix, mais une nécessité. «Il faut que le secteur du génie soit mis à contribution dès le début, en posant les bonnes questions, à savoir la capacité à densifier, à quelles conditions, à quels coûts.»

Un défi qui reste majeur au Québec, prévient de son côté François Racine. «On a une crise environnementale, on a pensé nos villes en fonction de la voiture et il y a un besoin jamais vu en matière d’habitation. On a un cocktail parfait qui va obliger l’industrie et les instances publiques à être en première ligne, parce que le logement n’est pas une marchandise. C’est une nécessité humaine.»