Les tarifs de Trump et l’aluminium québécois
Une entrevue avec Charlotte Laramée, PDG d’AluQuébec
Quelles sont les conséquences de la guerre tarifaire que mène l’administration Trump pour l’aluminium québécois?
par Stéphane Desjardins
![]()

Le Québec est l’un des châteaux forts de la production planétaire d’aluminium grâce à son hydroélectricité. Concrètement, 90% de la production canadienne d’aluminium primaire est concentrée ici. Or, 96% de cette production prend le chemin des États-Unis.
Évidemment, les tarifs de 50% imposés en juin par le président Trump (et jugés illégaux par Ottawa) se font ressentir lourdement.
«L’impact est réel à toutes les étapes de la chaîne de transformation, relève Charlotte Laramée. On a fait un sondage sur la question, et 68% de nos entreprises en subissent directement les impacts, notamment sur les coûts de production.»
Elle ajoute que l’utilisation de l’aluminium est fortement intégrée à toutes les étapes de la production industrielle nord-américaine. «Un composant en aluminium peut traverser la frontière une, deux, trois fois avant que la fabrication d’un produit ou d’une pièce ne soit terminée, reprend-elle. À chaque traversée, un tarif s’applique.»
Et cette situation est empirée par les contre-tarifs de 25% que le Canada a imposés en mars.
Une production intégrée
D’autant plus que, d’une part, le Canada et les États-Unis sont interdépendants de façon exacerbée dans certains domaines. Charlotte Laramée révèle que nous ne produisons pas certains intrants, comme les grandes extrusions ou les plaques et feuilles, largement utilisées dans la seconde et troisième transformation. Nos entreprises transformatrices sont lourdement affectées.
D’autre part, comme l’aluminium est un métal hautement récupérable, les tarifs viennent menacer la circularité de notre propre industrie. Car les rebuts d’aluminium ne sont pas tarifés par les Américains (c’est une stratégie protectionniste) et sont récupérés par leurs laminoirs.
Un composant en aluminium peut traverser la frontière une, deux, trois fois avant que la fabrication d’un produit ou d’une pièce ne soit terminée. À chaque traversée, un tarif s’applique.
— Charlotte Laramée
«Les tarifs pour le secteur de l’aluminium ont un impact pour 6 700 PME en transformation, qui dégagent collectivement un chiffre d’affaires de 1,5 G$ CA et emploient près de 30 000 personnes», précise-t-elle.
L’aluminium représente 5,1% des exportations québécoises totales, selon Statistique Canada.
Une industrie planétaire géante
Le marché mondial de l’aluminium était évalué à 229,85 G$ US en 2023, selon Fortune Business Insights. En 2023, il s’est produit 70 millions de tonnes d’aluminium primaire dans le monde, le Canada étant au quatrième rang, avec 3,3 millions de tonnes, ou 4,7% de la production mondiale, selon Statistique Canada. Le marché est dominé par la Chine (41 millions de tonnes), l’Inde (4,1 millions), la Russie (3,8 millions), les Émirats arabes unis (2,7 millions) et Bahreïn (1,6 million).

Une grosse part pour la construction
Toujours en 2023, 22% de l’aluminium mondial était destiné à la construction, comparativement à 29% pour le transport et l’automobile, 12% pour l’électronique et l’électricité, 8% pour la machinerie et l’équipement, le solde allant au reste de l’économie.Les gens du Saguenay connaissent bien le premier pont en aluminium au monde, qui a été construit à Arvida en 1950 et qui est aujourd’hui un immeuble patrimonial. Mais peu de gens savent que si l’aluminium s’oxyde lentement au contact de l’air, le phénomène entraîne la formation d’alumine, une véritable couche protectrice pour le patelage de ponts en béton armé, fortement affectés par le sel de déglaçage. Certes, un patelage en aluminium est deux fois plus coûteux à l’installation, mais quatre fois moins en frais d’entretien sur 75 ans, selon l’Université Laval.

Plus prosaïquement, les portes et fenêtres en aluminium font désormais partie de notre quotidien. Cependant, fait moins connu, de nombreux systèmes de murs-rideaux en aluminium parent les gratte-ciels dans le monde, dont la tour cruciforme de la Place Ville Marie.
L’aluminium sert également en charpenterie, comme l’a démontré un immeuble multilogement érigé en une seule journée à Mont-Laurier, au début de 2024. Ailleurs, ce sont les murs modulaires qui s’imposent, comme ceux d’un CPE récemment construit à Saint-Eustache. Dans un tout autre domaine, Alu-Compétences a conçu un système de blocage de roue pour camions.
Un marché mondial
Les principaux pays consommateurs d’aluminium sont la Chine (58,4% du marché mondial), l’Europe (13,3%), l’Asie sans la Chine (11,4%), l’Amérique du Nord (9,9%) et les autres régions du monde (10%).
En 2023, le Canada a exporté 16,9 G$ d’aluminium: 11 G$ en aluminium primaire, 2,5 G$ en produits semi-finis, 1,7 G$ en produits finis et 1,7 G$ en déchets d’aluminium.
Le Québec à l’avant-garde
Les producteurs canadiens d’aluminium primaire sont Rio Tinto (Jonquière, Sept-Îles et Saguenay) et Alcoa (Baie-Comeau, Deschambault et Bécancour). Rio Tinto possède aussi une usine à Kitimat, en Colombie-Britannique. La capacité totale annuelle des 11 usines canadiennes est de 634 000 tonnes, dont 145 000 à Kitimat.
Retenons que, si la Chine est le premier producteur mondial, l’essentiel de sa production est consommé sur place. La production d’aluminium primaire est polluante et demande beaucoup d’énergie. Outre le Canada, la plupart des pays producteurs font appel à des combustibles fossiles (charbon, mazout, gaz naturel, coke de pétrole), selon le Centre québécois de recherche et de développement de l’aluminium.
En revanche, le Québec se démarque avec le projet d’aluminium, primaire sans émission de GES, Elysis qui est piloté par Rio Tinto, Alcoa, Investissement Québec et Apple et dont la production industrielle de démonstration a été lancée l’an dernier à Arvida.
Nos clients américains
Aux États-Unis, on compte une douzaine d’usines, qui ont produit 860 000 tonnes en 2023, loin de leurs besoins, qui sont d’environ 5 millions de tonnes annuellement. Si Donald Trump veut mousser la production d’aluminium en sol américain, il faudra des milliards de dollars pour bâtir des alumineries ou agrandir les siennes sur plusieurs décennies. Il faudra aussi alimenter ces usines en énergie, ce qui suppose d’autres chantiers milliardaires.
Century Aluminium, le plus important producteur américain d’aluminium primaire, a ainsi annoncé, en juin, la construction d’une nouvelle fonderie, une première en 50 ans. Ce sera insuffisant, car il faudrait des investissements de 30 G$ US pour que nos voisins du Sud rapatrient 4 millions de tonnes de production, avait estimé en juillet le PDG d’Alcoa, William Oplinger.

C’est dans ce contexte que nous envoyons chaque semaine chez l’Oncle Sam 56 000 tonnes de métal primaire. Nous sommes le premier fournisseur des Américains, car 40% de leurs importations proviennent du Canada, selon le U.S. Census Bureau.
Or, les tarifs de 50% représentent ainsi 75 M$ par semaine, selon l’Association de l’aluminium du Canada. Rien que pour Rio Tinto, on parle d’une facture de 408 M$ au premier trimestre de 2025, selon son rapport financier trimestriel, alors que les tarifs n’étaient que de 25%. Ces pertes ont été refilées aux clients… américains.
Une aide appréciée
Le 8 septembre, le gouvernement Carney annonçait la création d’un fonds de 5 G$ destiné à soutenir les industries les plus touchées par les droits de douane américains. La ministre de l’Industrie, Mélanie Joly, s’attendait à ce que le secteur de l’aluminium reçoive des centaines de millions de cette aide.
«Ce soutien est essentiel, commente Charlotte Laramée, car le secteur de l’aluminium occupe une grande part de notre tissu industriel. Ces annonces vont dans la bonne direction, mais il faudra s’assurer que notre industrie captera une part appropriée de cette aide, pour que nos entreprises disposent des liquidités suffisantes pour passer au travers de la crise.»
[…] les produits en aluminium ont une empreinte carbone très faible et sont très légers, donc plus facilement déployés sur les chantiers.
— Charlotte Laramée
Charlotte Laramée insiste par ailleurs sur l’importance, pour le Canada, de trouver de nouveaux débouchés. Évidemment, l’Europe représente un marché attrayant. Mais les gouvernements ont des choix à faire, affirme-t-elle. Il faut soutenir une vision du développement local qui valorise nos produits, notamment dans le secteur de la construction.
Ironiquement, il se vend davantage de produits en aluminium destinés au génie civil hors du Québec que chez nous. Par exemple, le fabricant québécois MAADI, qui a réalisé la récente passerelle du parc national des Îles-de-Boucherville, fait l’essentiel de son chiffre d’affaires hors Québec.
«Il faut que nos transformateurs aient l’opportunité de participer davantage aux achats publics, soutient-elle. L’aluminium est actuellement sous-considéré, car il y a des préjugés tenaces face à l’acier, par exemple.»
La PDG d’AluQuébec mentionne que le système d’appels d’offres basé sur le plus bas soumissionnaire nuit à l’aluminium. Or, les produits fabriqués avec ce métal ont, comme on l’a dit, une plus grande durabilité que l’acier et entraînent des coûts d’entretien moindres. Mais comme ils sont plus chers, ils sont négligés. «Il faudrait tenir compte du coût total de possession dans les appels d’offres, ajoute-t-elle. D’autant plus que les produits en aluminium [fabriqués au Québec] ont une empreinte carbone très faible et sont très légers, donc plus facilement déployés sur les chantiers.»
Elle voit d’importantes opportunités dans des domaines comme la construction modulaire pour faire face à la crise du logement ainsi que dans la défense (passerelles, ponts, baraquements mobiles) ou l’industrie navale (tours télécommandées, pylônes, navires, quais, marinas).
«Ce qui est d’autant plus avantageux pour les décideurs publics, c’est que nos entreprises disposent déjà de l’expertise et de la capacité de production pour répondre à la demande éventuelle», dit-elle.
AluQuébec travaille déjà avec les gouvernements pour élaborer des plans d’affaires pour chaque segment de marché afin de déterminer le potentiel de création d’emplois et de retombées économiques. Ottawa, Québec et les municipalités devraient se doter de politiques d’achat chez nous, qui incluraient la filière aluminium, conclut-elle. ■


